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Canons Caesar : Les raisons d’un fiasco militaro-industriel [INTÉGRAL]

Bien que jugé acquis d’avance, le second contrat des canons Caesar a volé en éclats au grand bonheur des Israéliens. Un échec au moment où la France espère reconquérir sa part dans l’armement du Royaume. Décryptage.

C’était censé être un game changer. Le canon Caesar n’est finalement pas l’unique fleuron de l’avant-garde de l’artillerie des FAR dont il n’a finalement garni que deux régiments d’artillerie. Le Maroc en a fait la commande en 2020 pour raffermir son artillerie vieillissante. Ce fut un choix naturel pour les stratèges des FAR qui étaient en quête d’une arme de rupture.  Réputé inégalable, le Caesar est ce que l’industrie française de défense produit de meilleur. Avec une portée de 40 kilomètres, ce canon tracté se distingue par sa mobilité, qui fait sa particularité. Porté sur un camion avec une autonomie de 600 kilomètres, c’est une sorte de canon furtif, difficilement repérable au champ de bataille.  Il peut tirer un obus de 155 mm et changer de position en moins de 5 minutes.  Selon les estimations, il faut seulement une minute et quarante secondes pour l’équipage afin de mettre les obus en batterie et opérer le tir de six coups avant de changer de position. Déployé en Afghanistan, au Mali et en Syrie, le Caesar a été assez expérimenté dans les conflits armés pour séduire les FAR.
 
36 unités ont été commandées en 2020 pour 170 millions d’euros et livrées deux ans plus tard. Les performances remarquables du fleuron de KNDS (groupe français de l’industrie de l’armement) pendant les premiers mois de la guerre en Ukraine renforçaient la conviction qu’on a fait le bon choix. Face aux troupes russes, cet obusier mobile avait fait des ravages grâce à sa précision de tir.  Une précision à nulle autre pareille pour ce type de canons.
 
 
On a vite déchanté !

 

 
Or, l’idylle n’a pas duré longtemps. L’optimisme a vite laissé place à la déception. Des défauts techniques observés durant la phase d’expérimentation ont condamné le second contrat à l’échec. Le Maroc s’est vite tourné vers le fabricant israélien Elbit Systems pour acquérir un nouveau lot de 36 pièces des canons autotractés “Atmos 2000”, alors que tout laissait croire que ce contrat était acquis pour les Français.
 
Annoncé en exclusivité par “La Tribune”, l’échec du second contrat est tombé comme un coup de tonnerre à Paris où Alexandre Dupuy, Directeur de Business Unit Systèmes de KNDS, a dû se justifier, le 12 février dernier, lors d’une audition à la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale.  En fait, ce fiasco que personne n’a vu venir est dû à plusieurs facteurs.  Les ennuis ont surgi dès les premiers jours. À peine les artilleurs des FAR ont-ils commencé à s’en approprier l’usage que des défauts techniques ont été observés au niveau de certains sous-ensembles, notamment hydrauliques. Ces composantes sont produites dans des chaînes de sous-traitance.
 

 

Hasard de calendrier !

 

 
En plus, le service après-vente aurait fait défaut. Le manque de réactivité des services de KNDS quand les défauts ont été signalés aurait été fatal pour le constructeur français. Aussi, le hasard du calendrier, reconnaissons-le, n’a pas joué en sa faveur.
 
Force est de constater que cela avait eu lieu au moment où la capacité de production de KNDS était à son niveau maximal, vu les commandes soudaines de l’Etat français. Le groupe était prié de passer au comble de sa chaîne de production pour fournir environ 18 canons à l’Armée ukrainienne au début de la guerre. “Le facteur ukrainien” est souvent cité comme cause principale de l’échec du second contrat avec les FAR. “La guerre en Ukraine a eu incontestablement un effet sur la production, avant on produisait peu de systèmes et, tout à coup, il fallait passer à un rythme trois ou quatre fois supérieur”, explique Renaud Bellais, expert en économie de la défense et codirecteur de l’Observatoire de la Défense à la Fondation Jean-Jaurès.  “L’Etat français a demandé d’augmenter la capacité de production, ce qui a eu pour effet d’augmenter la cadence et la réduction des cycles”, poursuit notre interlocuteur, ajoutant qu’il est plus facile aujourd’hui de livrer plus rapidement qu’il y a deux ans. 
 

 

Le Maroc devient plus pointilleux

 

 
En fait, la réconciliation franco-marocaine n’aura pas servi à grand-chose puisque le Royaume aurait tranché dès 2023 au moment où la crise battait son plein, selon nos sources. Le vide a profité aux Israéliens qui auraient su convaincre le commandement des FAR en offrant, en plus des obusiers, les lance-roquettes multiples PLUS.  Ce basculement ne devrait pas surprendre bien que le contexte politique ait semblé initialement plus favorable aux Français. Les FAR ont depuis plus d’un an manifesté leur intérêt pour l’artillerie israélienne. En témoigne la visite de l’Inspecteur de l’Artillerie Royale, le général Mohamed Benouali, en Israël, le 17 février 2023.
 
Accompagné d’une délégation de haut niveau, il s’est enquis des capacités d’artillerie de Tsahal et de ses défis opérationnels. Un signe clair de l’intérêt du Royaume pour l’armement israélien depuis la signature de l’accord militaire en 2021 lors de la visite du ministre de la Défense, Benny Gantz, à Rabat. Cela faisait des années que les FAR tentaient de moderniser leur artillerie après l’obsolescence de plusieurs systèmes vieillissants. Ce processus touche plusieurs segments, à savoir l’artillerie tractée, la défense antiaérienne, les lance-roquettes multiples, la défense antichar… Les contrats se sont multipliés ces dernières années auprès de plusieurs fournisseurs diversifiés. On en cite les batteries américaines, HIMARS, les Javelins et les nombreuses armes de défense anti-aérienne.
 

 

Le souvenir amer du Rafale !

 

 
Le fiasco des canons Caesar rappelle le souvenir amer du contrat des Rafales qui est tombé à l’eau en 2007. Négocié à l’époque du président Chirac, le contrat, qui fut au début à la portée de Dassault, a vite éclaté à cause d’une gestion jugée à l’époque maladroite des négociations, qui a fait perdre à Paris le contrat, au grand bonheur des Américains qui n’ont pas raté l’occasion pour vendre leur F-16. Washington a profité de la confusion qui régnait à Paris où le gouvernement et Dassault avaient du mal à se mettre d’accord sur les termes du contrat. Plusieurs anciens militaires français, sollicités par “L’Opinion”, ont estimé que les responsables français ont mal géré ce contrat, au moment où les Américaines étaient en embuscade.
 

 

“Business as usual” !

 

 
Maintenant que le Maroc et la France vivent une sorte d’idylle après leur réconciliation, l’échec des Caesars ne semble pas avoir une incidence majeure. Le business continue “as usual”. D’autres contrats s’annoncent, dont celui des Hélicoptères Caracal d’Airbus que “La Tribune” a annoncés à la veille de la dernière visite d’Emmanuel Macron au Maroc, en octobre dernier.  Le contrat aurait porté sur 18 exemplaires. « La Tribune », très proche des cercles de la défense à Paris, a également évoqué la possibilité d’un contrat de vente de deux sous-marins. Un tel scénario semble encore loin pour l’instant. Quelques semaines après le déplacement présidentiel, le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, a été reçu, le 30 octobre, à Rabat par le ministre délégué chargé de l’Administration de la Défense nationale, Abdellatif Loudiyi, et l’Inspecteur Général des Forces Armées Royales, Mohammed Berrid. Il eut été question d’ouvrir une nouvelle ère et d’établir une “Feuille de Route stratégique pour les années à venir”.  Un avenir qui est censé être prometteur à en croire les signaux positifs émis des deux côtés. Mais l’époque du partenariat exclusif semble révolue. Après avoir diversifié leurs fournisseurs pendant les vingt dernières années, les FAR se montrent plus que jamais pointilleuses et sélectives dans leurs choix d’armement.

 

​Trois questions à Renaud Bellais : “La guerre en Ukraine a eu incontestablement un effet sur la production”
Quelle conclusion tirez-vous de l’échec du contrat des Caesars qui était quasiment gagné d’avance pour KNDS ?
 

En fait, tout achat d’armement est une décision souveraine et, parfois, il y a de la part du client des critères d’appréciation spécifiques qui ne sont pas forcément techniques. Quand on achète un équipement militaire, on se procure en même temps un partenariat stratégique avec le pays exportateur. C’est un marché avec des fondements économiques mais qui obéit à des besoins opérationnels des armées. Au fond, le choix du fournisseur demeure, in fine, politique.  Il faut savoir que chaque contrat est suivi de période d’essai et d’expérimentation qui prend du temps vu qu’il s’agit d’un matériel qui va durer des décennies en service. Dans le cas du Caesar, on peut dire que c’est un système haut de gamme. L’expérience en Ukraine a montré une grande efficacité surtout au niveau de la mobilité. Et compte tenu des contre-mesures qui existent aujourd’hui dans l’artillerie, le Caesar présente moins de risque d’être détruit que d’autres canons moins chers. Cela dit, la contrainte budgétaire est compensée par l’efficacité opérationnelle parce qu’il ne sert à rien d’acheter du matériel facilement destructible.
 

  A quel point la guerre en Ukraine a-t-elle pénalisé la chaîne de production des Canons Caesar et les délais de livraison ?

 

La guerre en Ukraine a eu incontestablement un effet sur la production. Avant, on produisait peu et tout à coup il fallait passer à un rythme trois ou quatre fois supérieur. Il ne faut pas oublier qu’avant 2022, les commandes étaient telles qu’on produisait lentement les Caesars. L’Etat français a demandé d’augmenter la capacité de production. Cela a eu pour effet d’augmenter la cadence et la réduction des cycles. Maintenant, je pense que la machine s’est mise en marche. Par conséquent, il est plus facile de livrer plus rapidement qu’il y a cinq ans.  Actuellement, on est loin de la saturation qui a été observée au pic de 2022. 
 
 

L’échec du contrat nous rappelle le souvenir des avions Rafales qui n’ont finalement pas été vendus en 2007 pour des raisons, disons-le, similaires. On reproche souvent aux industriels français leur façon de gérer les négociations face à d’autres fournisseurs, dont les Américains, qui seraient plus flexibles et plus réactifs ?

 

Il faut faire la distinction. Ce n’est pas la même chose d’acheter américain que français. Les solutions américaines sont d’ores et déjà définies, c’est à prendre ou à laisser, le contrat n’est pas négociable sur le matériel et les conditions de son usage. Seul le prix et les conditions de livraison sont négociables. Les Français sont plus souples sur les détails et l’adaptabilité du matériel au besoin du client. Ils peuvent être moins flexibles sur le prix ou d’autres aspects contractuels. L’industrie française de défense a une approche moins commerciale que celle des fabricants américains, par exemple, vu qu’elle s’inscrit dans un dialogue de partenariat militaire de longue durée.
 
 

Fiasco ? KNDS plaide coupable !
Lorsqu’il a été interpellé à l’Assemblée nationale sur le supposé manque de réactivité aux réclamations du Maroc, Alexandre Dupuy s’est défendu. « Nous nous sommes mobilisés pour identifier et corriger rapidement la racine du problème, ce n’était pas simple puisqu’il fallait aller sur place à un moment où nous étions à notre capacité maximale de production pour la montée en cadence des livraisons à l’Ukraine », a-t-il expliqué. En 2022, en effet, le Maroc a reçu son premier lot au moment où les stocks de KNDS étaient quasiment amendés suite aux commandes passées par le gouvernement français pour doper l’artillerie ukrainienne face à la Russie.
 
Visiblement gêné pendant l’audience, Alexandre Dupuy a estimé que le choix par le Maroc du groupe israélien Elbit Systems n’a rien de politique. « Ce n’est pas le sujet », a-t-il nuancé, rappelant que son groupe est fier d’équiper les armées marocaines qui, selon lui, continueront de bénéficier des améliorations techniques.
 
Finalement, qu’est-ce qui a poussé le Maroc à opter pour les Atmos 2000 israéliens alors que le contrat des Caesars était censé être en poche ? C’est un surplus technique que le fabricant français a eu du mal à mettre sur la table.  Le choix du Maroc est dû au fait que le groupe israélien a offert aux Forces Armées Royales une option supplémentaire que KNDS ne pouvait offrir.
 
Il s’agit de la capacité lance-roquette dont sont dotés les canons Atmos 2000 et dont les Caesars sont dépourvus. « Nous n’avons pas cette capacité et nous pensons que c’est cela qui a fait la différence au-delà de toute considération politique », a-t-il regretté.

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