Alors que la France déploie une stratégie ambitieuse pour aligner intelligence artificielle (IA) et politiques culturelles, le Maroc et plus largement les pays du Sud se trouvent à un moment décisif pour affirmer une voie technologique et culturelle propre. Une voie fondée sur la diversité linguistique, la souveraineté cognitive et la coopération Sud–Sud. L’IA, loin de constituer un simple défi d’adaptation aux standards mondiaux, peut devenir un levier de diplomatie culturelle, de renouveau patrimonial et d’émancipation intellectuelle. À condition d’être pensée depuis nos réalités, nos langues, nos arts et nos citoyens.
Dans mon ouvrage « L’intelligence artificielle au Maroc – Souveraineté, inclusion et transformation systémique », je montre combien le développement d’une IA enracinée nécessite une souveraineté linguistique. Cela implique la constitution de corpus dans les langues nationales (arabe, amazigh) et dans les langues africaines partenaires, pour entraîner des modèles justes, représentatifs et capables de restituer nos imaginaires, nos récits, nos styles. L’IA ne peut pas parler au nom du Sud si elle n’apprend qu’en anglais, sur des données du Nord.
La coopération Sud–Sud passe par la mise en réseau des compétences, des plateformes et des données culturelles. Le Maroc pourrait impulser, en lien avec les pays d’Afrique de l’Ouest et du Sahel, des clusters d’IA culturelle partagés : mutualisation des bases patrimoniales, bibliothèques numériques interconnectées, codéveloppement d’outils d’indexation ou de transcription automatique pour des archives orales, manuscrites ou audiovisuelles.
De plus en plus d’artistes du Sud s’emparent de l’IA pour créer de nouvelles formes, tester des variations, hybrider le numérique et le patrimoine. Il est temps de structurer des résidences artistiques Sud–Sud centrées sur l’IA : musique, textile, image, calligraphie, danse, voix. Ces résidences pourraient être portées par des institutions marocaines (BNRM, musées, universités) en partenariat avec des centres artistiques africains.
La fracture numérique se double aujourd’hui d’une fracture cognitive face à l’IA. Il faut des programmes d’éducation critique à l’IA, en langues locales, dans les milieux ruraux, chez les jeunes, les enseignants, les artistes, les professionnels du livre, du patrimoine, de la documentation. Le Maroc peut initier un programme régional d’alphabétisation IA, en lien avec l’UNESCO, l’ICESCO et les universités africaines.
Le patrimoine oral marocain (contes, proverbes, poésies amazighes, hassanies, arabes dialectales) est menacé. L’IA peut aider à le transcrire, le classer, le cartographier. Projet Sud–Sud proposé : constitution d’un corpus oral partagé avec les pays maghrébins et sahéliens, entraînement de modèles de reconnaissance vocale multilingues, création d’un atlas numérique des récits populaires du Sud.
L’artisanat marocain est riche de savoir-faire manuels et visuels. Il peut être numérisé, analysé, et recréé par l’IA comme base d’innovation culturelle. Projet Sud–Sud proposé : musée numérique IA du textile africain, avec annotation d’images, simulations de broderie, génération de motifs, liens entre traditions marocaines, sénégalaises, maliennes.
L’analphabétisme numérique touche encore de nombreux Marocains. L’IA vocale peut pallier le manque d’écrit et d’enseignants. Projet Sud–Sud proposé : assistant éducatif vocal multilingue (darija, tamazight, peul, wolof…), enseignement de base adapté aux réalités rurales. Une solution réplicable dans toute l’Afrique francophone.
Le Maroc ne doit pas simplement suivre les modèles existants. Il peut devenir un acteur structurant d’une IA culturelle souveraine et solidaire, au service des identités partagées du Sud. Il a les institutions, les expertises, les langues, les récits et la position géopolitique pour cela.
L’IA devient ainsi un outil de diplomatie culturelle, au croisement de la technologie, du patrimoine et de la mémoire collective. Ce n’est pas un simple saut technique. C’est un acte d’alignement stratégique, de dignité partagée et de reconstruction du récit africain dans l’espace numérique global.
Le temps est venu de bâtir une alliance Sud–Sud pour l’IA culturelle, dont le Maroc peut être le moteur.