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Interview avec Abdelhai Laraki : « Les femmes ont joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance du Maroc »

Porté par un casting d’exception, “Fez Summer 55” d’Abdelhai Laraki frappe fort à l’occasion de la Fête de l’Indépendance, en revisitant avec une intensité rare les moments charnières de la résistance marocaine. Dans cet entretien, le cinéaste nous convie à explorer l’âme de son œuvre, une chronique vibrante où la solidarité d’une nation en lutte prend forme.

– Qu’est-ce qui a éveillé en vous le désir de plonger dans cette période clé de l’Histoire marocaine : celle du retour du Sultan Mohamed Ben Youssef de l’exil et de l’accession à l’indépendance, pour en faire le cœur de votre film ?

Ce qui m’a inspiré à raconter cette période, c’est un profond sentiment de devoir. Je considère qu’il était important de parler de cette époque, car elle est encore trop peu exploitée au cinéma. C’est une histoire que je porte en moi depuis cinquante ans, depuis mon entrée à l’école de cinéma. Enfant, dans la maison de mes grands-parents, je voyais des armes cachées, ce qui m’a permis de vivre un peu cette période de résistance. En grandissant, j’ai toujours voulu lui rendre hommage.

Peu de films abordent réellement la période de l’indépendance du Maroc, alors que c’est un moment crucial de l’Histoire du pays. Pour moi, il était essentiel de montrer la lutte du peuple marocain. En réalité, ce sont les Marocains dans leur ensemble – hommes et femmes, de toutes les régions du Royaume – qui ont mené ce combat pour l’indépendance. Cette dimension populaire et collective était au cœur de mon projet. Je voulais aussi faire vivre au public une expérience émotionnelle, leur faire ressentir ce que les Marocains ont appris à travers leurs livres d’Histoire, mais aussi ce que leurs grands-parents leur ont transmis de génération en génération.

Ce n’est pas tant l’aspect historique qui m’intéresse, car je ne suis pas historien, mais l’enthousiasme et l’espoir qui ont animé tout un peuple lors de cette période décisive. Ce que je cherchais avant tout, c’est de faire vivre des émotions profondes et authentiques, afin que chacun, même s’il n’a pas vécu cette époque, puisse ressentir cette passion, cet élan pour l’indépendance, et comprendre ce qu’elle a représenté pour le Maroc et son peuple.

– Pourquoi avoir opté pour le voyeurisme à travers le personnage du Petit Enfant pour raconter votre histoire tout au long du film ? En quoi cette perspective particulière enrichit-elle la narration du film ?

L’idée de raconter l’histoire à travers le voyeurisme du Petit Enfant vient du fait que, lorsqu’on est enfant, on est toujours un peu voyeur par nature. La curiosité est une force qui pousse à observer et à découvrir des choses tout en se cachant, parfois sans vraiment comprendre ce que l’on voit. Le personnage de Kamal incarne cette curiosité pure. Kamal est fasciné par sa voisine, et cette fascination évolue en amour platonique. Il se cache pour l’observer, jusqu’à ce qu’ils deviennent amis, et il la guide à travers les terrasses tout en participant à la résistance contre les gardes français. À travers ce personnage, je voulais explorer l’émotion, inspirée par les histoires des anciens résistants, et montrer comment l’innocence de l’enfance se mêle aux luttes de l’époque.

Ce choix de perspective permet de raconter l’histoire à travers ses yeux, de voir le monde à travers ses découvertes et ses observations. Kamal se déplace entre les terrasses de Fès, et tout, dans le film, est vu et vécu à travers son regard d’enfant. En fait, j’avais entendu dire qu’à cette époque de l’indépendance, un enfant avait effectivement joué un rôle clé en aidant à cacher des armes, en se déplaçant justement à travers ces terrasses. Ce détail m’a inspiré et a été le déclencheur pour construire mon film autour de ce jeune personnage, qui, par sa curiosité, devient témoin de l’Histoire.

– Que symbolise le titre « Fez Summer 55 » ?

Le titre « Fez Summer 55 » fait référence à l’année 1955, une période marquante de l’Histoire du Maroc, juste avant l’indépendance. Cette année-là représente non seulement un tournant politique, mais aussi une époque de profonde transformation sociale. Le titre évoque également l’expression « Khamsa ou Khamsine », qui symbolise une forme de liberté, notamment à travers la danse et l’expression corporelle. Le chiffre, « 5 », est également associé à la protection contre le mauvais œil dans la culture marocaine, apportant ainsi un double sens au titre. En somme, « Fez Summer 55 » incarne un moment de libération et de protection, à la fois sur le plan historique et culturel.

– Comment avez-vous travaillé pour rendre justice à l’importance du rôle des femmes dans cette période clé de l’Histoire du Maroc ?

Les femmes ont véritablement joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance du Maroc. Malheureusement, après l’indépendance, leur contribution a été largement oubliée et ignorée par les récits historiques officiels. Pourtant, ces femmes ont été des actrices majeures dans le processus de libération nationale. De nombreuses femmes ont sacrifié leur vie pour la cause, certaines ont pris les armes, d’autres ont risqué leur vie pour en fournir, mais toutes ont été pleinement engagées dans cette lutte pour la liberté. Elles ont combattu aux côtés des hommes, mais souvent leur rôle a été minimisé ou invisibilisé dans les récits traditionnels. Il était important pour moi de rétablir cette vérité et de rendre hommage à ces femmes courageuses qui ont été oubliées, mais qui ont pourtant été des pierres angulaires de la résistance.

– Pourquoi avoir choisi la Médina de Fès comme décor pour votre film ?

La Médina de Fès représente, pour moi, tout le Maroc. Si vous y prêtez attention, elle incarne l’essence du pays. C’était un véritable théâtre à ciel ouvert où je pouvais m’exprimer librement. Elle reflétait cette dualité : d’un côté, l’aspect anxiogène de la Médina, avec ses ruelles étroites, et de l’autre, la liberté des terrasses, où les femmes et les enfants pouvaient s’épanouir.

J’ai voulu que le Maroc soit représenté dans sa diversité, avec des personnes de toutes les régions : un Rifain comme Youssef, des habitants du Sahara, du Moyen-Atlas, et bien d’autres. Ainsi, la Médina de Fès symbolisait pour moi le Maroc tout entier.

– À travers votre film, vous déconstruisez certains clichés orientalistes comme celui du harem. Quel était votre objectif en explorant ce sujet ?

Dans ma vision des choses, je rejette entièrement cet orientalisme. Si vous observez bien le film, vous remarquerez que le personnage français est convaincu que ce qui effraie les étrangers, qu’ils soient orientaux ou occidentaux, c’est le fait que le corps de la femme soit dissimulé. Le fait de cacher ce corps suscite leur peur, car ils ne savent pas ce que cela représente. Ils projettent alors leurs fantasmes. Il y a une scène dans le film où le Français, voyant une femme passer vêtue d’un haïk, déclare qu’il est certain qu’elle est nue sous ce voile. Cela représente une peur et une curiosité intenses pour eux. Pour ma part, je dénonce tout cet orientalisme. C’est, à mes yeux, un fantasme occidental qui imagine que le monde oriental se résume à cette femme cachée sous ses vêtements, une image de secret et de mystère. Et lorsque l’on la « découvre », c’est à travers des fantasmes comme les harems, qui sont des constructions imaginaires des Occidentaux, une manière de réduire la femme à une figure archaïque. Or, ce que montre le film, c’est l’exact opposé. Les deux personnages principaux, à part le jeune garçon, sont des femmes, qui sont au cœur de l’histoire et qui luttent. Aïcha, la jeune fille, par exemple, dit : « Comment veux-tu que je libère mon pays si tu m’enfermes dans un harem ? ».

– Avez-vous reçu des retours de la part des anciens résistants après la sortie de votre film ?

Oui, j’ai organisé plusieurs projections à Fès, car j’ai interviewé et filmé de nombreux anciens résistants afin de recueillir leurs témoignages et d’intégrer leurs histoires dans le film. D’ailleurs, l’une des histoires racontées dans le film provient directement de leurs témoignages.
À chaque projection, les gens sont venus vers moi, m’ont embrassé, m’ont exprimé leur gratitude, en me disant : « Merci, tu nous as rappelé une époque que nous avons vécue, ou l’époque de nos parents telle qu’ils me l’ont racontée ». Cela m’a profondément touché, car les spectateurs ont trouvé le film très authentique, réaliste et fidèle à la réalité de cette époque.

– Quelles émotions la célébration de l’indépendance du Maroc éveille-t-elle en vous ?

La fête de l’indépendance représente avant tout le Maroc tel qu’il est aujourd’hui, le fruit de la lutte acharnée des hommes et des femmes qui se sont battus pour obtenir leur liberté. C’est une journée profondément symbolique, car elle marque l’émergence du Maroc moderne. Ce jour-là, le pays se tourne vers son passé tout en posant les bases de son avenir, en ancrant fermement le Royaume d’aujourd’hui dans l’Histoire et dans le monde contemporain.

– Parlez-nous de vos futurs projets cinématographiques 

Pour le moment, j’ai un film en préparation qui abordera la nouvelle Moudawana, centré sur un homme ayant deux femmes. En ce qui concerne la télévision, je suis assez sélectif, car je préfère réaliser des films engagés plutôt que des œuvres plus lyriques. J’ai déjà réalisé un film sur l’autisme, ainsi que d’autres projets pour la télévision, comme Toile d’araignée, qui traite des dangers d’Internet pour les jeunes filles.

Tous ces films se concentrent sur des problématiques sociales marocaines. Par exemple, la dernière série que j’ai réalisée a même été débattue au Parlement, notamment en ce qui concerne la Moudawana et les discussions sur l’héritage. C’est une forme d’engagement que j’apporte à travers la télévision. Mon prochain film, intitulé :« Lune de miel », est également un projet engagé qui traite de l’injustice et des problèmes auxquels les femmes sont confrontées. Je ne l’ai pas encore tourné, mais il a déjà été accepté.

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