Le trafic illicite du patrimoine paléontologique prend de l’ampleur, à l’image de la récente saisie de dents de dinosaures marocains en France. Pour comprendre comment protéger ces vestiges précieux, nous avons sollicité l’avis d’Abdeljalil Bouzouggar, Directeur de l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine (INSAP).
La récente saisie de dents de dinosaures par les douaniers en France met en lumière un problème récurrent de trafic illicite des biens culturels. Comment l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine évalue-t-il cette situation actuelle ?
J’ai découvert qu’il y avait en réalité un trafic de dents de dinosaures. Malheureusement, ce commerce illicite ne se limite pas aux dinosaures, il concerne aussi d’autres objets archéologiques, tels que l’art rupestre, divers fossiles, et même certains objets en pierre très anciens. Cependant, l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine n’a pas de programme de recherche spécifique sur les dinosaures. Ce sont principalement d’autres universités marocaines, en partenariat avec des institutions internationales, qui mènent des recherches sur cette thématique. Toutefois, je pense que ce trafic existe en raison d’une demande. Une demande qui, certes, existe au niveau national, mais qui provient surtout de l’étranger. Il est donc crucial de redoubler d’efforts pour mettre un terme à ce trafic qui porte un lourd préjudice à notre patrimoine national.
Est-ce que le Maroc a pu récupérer les fossiles récemment saisis ?
Il existe de nombreux exemples de saisies de restes, qu’il s’agisse de dinosaures ou d’autres fossiles tout aussi importants, effectuées à l’étranger. Le Maroc met en place les procédures administratives nécessaires en collaboration avec d’autres pays. À titre d’exemple, il convient de souligner la convention de lutte contre le trafic des biens culturels entre le Maroc et les États-Unis. Cette coopération est un excellent modèle de collaboration internationale. Grâce à cette convention, plusieurs fossiles ont été récupérés, qu’il s’agisse de dinosaures, de reptiles, ou encore de fossiles moins connus mais tout aussi précieux, comme les trilobites.
Que fait l’Institut pour sensibiliser et lutter contre le pillage du patrimoine paléontologique, notamment dans les régions riches en fossiles ?
L’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine n’a actuellement aucun projet de fouilles sur des gisements fossilifères contenant des dinosaures. En revanche, des projets de recherche se concentrent sur des sites préhistoriques où des restes fauniques datant d’un maximum de 2,5 millions d’années ont été découverts. Dans les zones où l’Institut mène des recherches, aucun cas de pillage n’a été signalé jusqu’à présent. Cependant, pour d’autres sites, la meilleure approche reste la sensibilisation, notamment à travers l’éducation. Il est essentiel d’informer et de sensibiliser les écoles, les citoyens et ceux susceptibles d’être approchés par des groupes organisés impliqués dans ce trafic. L’INSAP organise régulièrement des conférences sur l’importance du patrimoine culturel, qu’il soit matériel ou immatériel. De plus, de nombreux chercheurs de l’INSAP participent chaque année aux activités de vulgarisation scientifique lors du mois du patrimoine, du 18 avril au 18 mai.
Quels sont les principaux défis auxquels le Maroc fait face pour protéger ses sites paléontologiques et prévenir l’exportation illégale de fossiles, et quelles recommandations proposeriez-vous pour y remédier ?
Le principal défi face au trafic illicite de patrimoine vient des groupes organisés qui alimentent cette demande. Pour y remédier, il est essentiel de passer par la sensibilisation, l’éducation, la vulgarisation scientifique et la prise de conscience de l’importance de ce patrimoine, tout en renforçant la législation. La loi 3322, récemment révisée, constitue un outil majeur pour lutter contre ce phénomène. Toutefois, cette lutte ne doit pas être l’affaire d’un seul département ministériel, mais d’un effort collectif impliquant plusieurs acteurs, y compris les douanes marocaines, qui jouent un rôle crucial dans la saisie d’objets illicites.
Est-ce qu’il existe des initiatives pour améliorer la documentation et le suivi des découvertes paléontologiques, afin d’identifier plus facilement le vol et prévenir l’exportation illégale ?
La première initiative vient des chercheurs eux-mêmes, qu’ils soient marocains ou en collaboration avec des collègues internationaux, par la publication de leurs découvertes, que ce soit dans des revues nationales ou internationales. Publier ces trouvailles est une forme de protection, car elles deviennent largement connues et beaucoup plus difficiles à soumettre à un trafic illégal. De plus, ces objets sont souvent conservés dans des musées ou des institutions universitaires, garantissant ainsi leur préservation.
Parallèlement, la sensibilisation joue un rôle crucial. Ces dernières années, nous avons assisté à des expositions temporaires d’objets saisis par les douanes étrangères ou restitués, organisées par le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication. À Rabat et Casablanca, par exemple, ces expositions ont permis au grand public de mieux connaître ces objets et d’en assurer leur protection. Cela sert également à sensibiliser la population, à montrer la coopération internationale et à envoyer un message fort contre les groupes organisés impliqués dans le trafic illicite.
Enfin, l’inventaire et la valorisation du patrimoine sont essentiels. Un exemple marquant est la publication en 2024 de la première carte archéologique nationale, réalisée pour la première fois par un département ministériel. Cette carte offre un accès précieux à des informations sur le patrimoine archéologique et paléontologique, et constitue une mesure forte dans la lutte contre le trafic illicite.
Envisagez-vous d’utiliser les nouvelles technologies pour renforcer la protection de ces sites ?
Dans le cadre de certains projets, l’utilisation des nouvelles technologies a été envisagée pour la protection des sites. Actuellement, à l’INSAP, nous réfléchissons à l’acquisition d’équipements techniques, tels que des scanners 3D portables, qui permettent de scanner des sites sur le terrain, peu importe leur taille. Ces scanners fournissent une image fidèle du site, ce qui nous permettrait de suivre régulièrement l’évolution des sites et de détecter des dégradations ou des vols. Bien que cela soit une première étape, cela reste insuffisant.
Dans l’avenir, à l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine, nous souhaitons intégrer l’utilisation de ces nouvelles technologies dans le cursus universitaire, en appliquant des solutions numériques à l’archéologie et au patrimoine culturel. Ce sera une solution clé dans la lutte contre le trafic illicite et la préservation des sites et des découvertes. En 2022, nous avons organisé, avec le soutien du ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, le premier atelier de numérisation du patrimoine archéologique africain à l’INSAP. Cette année, nous allons organiser la deuxième édition.
Comme pour la première édition, l’événement réunira entre 25 et 30 professionnels et étudiants qui seront formés par des experts en numérisation. À l’issue de cette formation, les participants recevront un certificat. La formation, théorique et pratique, se déroulera sur cinq jours. Je suis convaincu que la numérisation et l’application des nouvelles technologies, notamment dans l’archéologie et le patrimoine paléontologique, sont des solutions essentielles pour préserver notre patrimoine.
Que peut faire la société civile et la communauté locale pour aider à préserver ce patrimoine ?
Dans de nombreux cas, c’est la société civile qui alerte sur les dangers qui menacent le patrimoine. Son rôle est donc crucial. Les membres de la société civile, souvent ceux vivant à proximité de ces sites, sont particulièrement sensibilisés et engagés dans la protection de ce patrimoine. Ce sont eux qui tirent fréquemment la sonnette d’alarme, ce qui témoigne de l’importance de leur rôle. D’ailleurs, dans la nouvelle législation, la loi 3322 a reconnu la société civile comme un acteur essentiel dans la lutte contre le trafic illicite de biens culturels, mais aussi dans la préservation et la protection du patrimoine culturel et naturel. Cela reflète une volonté de renforcer la collaboration entre les citoyens, les autorités publiques et les institutions spécialisées afin d’assurer une meilleure protection de notre patrimoine commun pour les générations futures.
Recueillis par
Mariem LEMRAJNI