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Interview avec Dr Alae Mrani Zentar : « Le Maroc ouvre la voie au traitement du cancer par le froid »

Pour la première fois au Maroc et en Afrique du Nord, une tumeur a été neutralisée par le froid grâce à une cryoablation, une technique innovante menée avec brio par le Dr Alae Mrani Zentar, spécialiste de la radiologie interventionnelle. Zoom sur cette avancée médicale dans notre interview exclusive.

– En tant que premier médecin au Maroc et en Afrique du Nord à avoir pratiqué une cryoablation, pouvez-vous nous expliquer l’origine de cette technique, ses particularités post-opératoires, et ce qui la différencie des approches chirurgicales classiques ?

La cryoablation est une technique d’ablathérapie innovante qui utilise le froid pour détruire les cellules tumorales. Contrairement aux anciennes méthodes basées sur la chaleur (radiofréquence introduite au Maroc en 2002, micro-ondes vers le milieu des années 2010), la cryoablation surmonte certaines limites, notamment près des vaisseaux sanguins ou pour les tumeurs de plus de 2 cm, et dans des localisations complexes comme les poumons ou les tissus mous. Elle consiste à introduire un gaz via un applicateur guidé par imagerie (échographie, scanner ou IRM), pour abaisser la température tumorale à -40 °C. Ce froid extrême détruit d’abord la membrane cellulaire, puis les composants internes, en deux cycles successifs, permettant l’élimination complète de la tumeur.

Ce qui distingue la cryoablation de la chirurgie traditionnelle, c’est son caractère mini-invasif : il n’y a pas d’incision, donc pas de complications chirurgicales ni d’anesthésie générale dans la majorité des cas. L’intervention se fait souvent sous simple sédation ou anesthésie locale. Les suites sont légères, et le patient peut sortir dès le lendemain, reprendre rapidement ses activités et éviter une longue convalescence. Par exemple, pour une chirurgie pulmonaire classique, la récupération complète prend environ 30 jours, avec au moins deux semaines d’hospitalisation et des séances de rééducation. Pour la première intervention pulmonaire réalisée par cryoablation, il s’agissait d’un petit nodule paracardiaque, une localisation difficilement accessible par chirurgie ou radiothérapie stéréotaxique. La chirurgie aurait nécessité une lobectomie, c’est-à-dire retirer tout un lobe du poumon gauche, ce qui aurait été trop invasif pour ce patient âgé qui avait une capacité respiratoire limitée. La cryoablation a donc permis de traiter précisément la lésion tout en préservant le poumon.

– Quelles étaient les principales conditions à réunir pour rendre possible cette première au Maroc ? Et pourquoi ce type d’intervention n’avait-il encore jamais été pratiqué en Afrique du Nord ?

En 2015-2016, j’ai eu la chance de débuter l’utilisation de la cryothérapie en France, alors que cette technique était encore à l’essai. À l’époque, les freins étaient technologiques et logistiques : la technique n’était pas encore validée, les études étaient en cours, et il fallait de lourdes installations pour produire du gaz de l’argon médical sous haute pression. Ce n’est qu’en début 2024, avec l’arrivée de nouvelles machines plus simples (comme celle de Boston), utilisant de l’argon comprimé à 300 bar en bonbonnes, que nous avons pu l’introduire au Maroc. Il a fallu près d’un an pour enregistrer la machine, importer le gaz, constituer un stock et mettre en place un système de recharge, avec le soutien de notre fournisseur Cardio Plus. En janvier 2024, les études ont validé officiellement l’usage de la cryothérapie dans le traitement du cancer, et nous avons pu en faire bénéficier nos patients en mai 2024.

– Quels types de tumeurs peuvent être traitées par cryoablation ? L’opération que vous avez réalisée concernait-elle une tumeur bénigne ou maligne ?

La cryothérapie peut être utilisée pour traiter à la fois des tumeurs bénignes et malignes. Pour les femmes qui préfèrent éviter la chirurgie, bien que simple, mais souvent lourde et psychologiquement impactante, la cryothérapie est une option rapide et peu invasive. Elle se fait sous anesthésie locale, dure environ 30 minutes, et après une heure, la patiente peut rentrer chez elle, parfois même reprendre le travail l’après-midi. La technique est reproductible et peut être utilisée pour traiter plusieurs métastases, comme celles des poumons, sans irradiation. Elle permet des ablations ciblées sans nécessité de lobectomie ou segmentectomie. Cependant, elle n’est pas indiquée pour toutes les localisations, comme le cerveau, mais peut traiter des tumeurs dans des organes comme la prostate, la thyroïde, les poumons, le foie, les reins, et même l’endométriose.

–  Cette technique pourrait-elle constituer une alternative aux traitements classiques ?

Cette technique est une alternative locale au traitement classique, notamment à la chirurgie. Elle ne remplace ni la chimiothérapie ni la radiothérapie, mais intervient comme substitut chirurgical ou comme solution d’appoint pour les patients inopérables. Par exemple, une patiente d’une soixantaine d’années, opérée et irradiée à plusieurs reprises au genou, ne pouvait plus bénéficier ni de chirurgie, ni de chimio, ni de radiothérapie. Elle a été traitée par cryothérapie, ce qui a permis de retirer toute la tumeur. Elle a ainsi reçu un traitement équivalent à une chirurgie, dans un contexte où celle-ci n’était plus envisageable. Dans d’autres cas, la cryothérapie est préférée à la chirurgie car elle est mini-invasive, indolore, et permet une reprise d’activité très rapide.

– Quelles sont les avancées récentes dans la lutte contre le cancer au Maroc et quels défis subsistent dans le domaine de l’oncologie interventionnelle ?

J’espère que nos systèmes mutuels pourront suivre pour assurer le remboursement et la prise en charge de cette procédure innovante. Certes, elle a un coût initial élevé, mais elle allège les dépenses à long terme : les patients reprennent rapidement leur activité, n’ont souvent pas besoin de kiné (respiratoire ou fonctionnel), et les arrêts de travail sont réduits par rapport au traitement classique. Notre pays dispose déjà de l’arsenal nécessaire.

Par exemple, en cryothérapie, nous sommes le deuxième pays après les Émirats Arabes Unis à l’avoir adoptée, et nous avons traité plus de patients qu’eux. Aujourd’hui, la chirurgie robotique et la radiothérapie stéréotaxique sont presque généralisées, alors qu’elles étaient autrefois limitées à Casablanca. Le défi est maintenant de former les jeunes médecins à ces techniques d’oncologie interventionnelle et d’encourager leur adoption, car elles permettent une récupération plus rapide et un retour au travail plus précoce.

– Dans quelle mesure peut-on être certain de la fiabilité et de l’efficacité de ces différentes interventions ?

Pour évaluer la fiabilité et l’efficacité de ces interventions, des études ont été menées depuis 2015, auxquelles j’ai moi-même participé. Réalisées dans des centres d’excellence à travers le monde, du Japon aux États-Unis, ces recherches ont porté sur des techniques comme la cryothérapie ou la radioembolisation, utilisées notamment pour traiter les métastases hépatiques ou la douleur. Les résultats ont démontré leur efficacité, au point que ces techniques sont désormais considérées comme des références en Europe, aux États-Unis, en Asie (Japon, Corée, Chine, Inde) et même dans les pays du Golfe, qui sont particulièrement avancés dans ce domaine et dont nous devrions nous inspirer.

– Comment peut-on réduire le taux des décès liés au cancer au Maroc ? Quelles stratégies pourraient être mises en œuvre pour favoriser l’introduction de nouvelles innovations dans la lutte contre cette maladie ?

Pour réduire le taux des décès liés au cancer au Maroc, il est indispensable d’introduire des techniques innovantes et de nouvelles molécules en chimiothérapie. Il faut rester à jour avec les standards internationaux, car nous en avons les moyens. Les traitements proposés au Maroc sont validés par des sociétés savantes internationales, ce ne sont pas des essais, mais des pratiques basées sur des recommandations reconnues. Suivre cette évolution est crucial, car le système de santé ne doit pas résister aux nouvelles techniques, c’est ce qui permettra de réduire durablement la mortalité. On ne guérit pas toujours d’un cancer, mais quand un patient survit cinq ans, ses risques de décès rejoignent ceux de la population générale. C’est ainsi que l’on parle de guérison.

– Comment envisagez-vous la généralisation de la cryoablation dans les hôpitaux publics et privés du Maroc ? Quelles actions pourraient être mises en place pour la rendre accessible financièrement au plus grand nombre ?

La cryoablation est une technique très pointue qui doit être généralisée dans nos CHU, en tant que centres d’excellence. C’est un réel atout pour les patients. Il est essentiel d’investir dans la formation des jeunes médecins, dans le matériel et la logistique hospitalière, et de créer des centres d’excellence régionaux, idéalement autour des CHU. Dans le secteur privé, les investissements ont déjà commencé. Une première machine est installée à Casablanca et d’autres, au moins quatre, sont en cours d’installation dans le public et le privé. Cela permettra de généraliser la technique et d’élargir l’offre de soins pour les citoyens marocains.
 

 
 

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