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Interview avec Mustapha Kettani: « L’état d’anxiété et la méfiance accompagnent la personne sourde en permanence »

Figure familière qui orne l’écran de la diffusion des séances parlementaires, Mustapha Kettani, traducteur-interprète en langue des signes auprès du Parlement, nous prête sa voix afin de mieux connaître son travail discret mais non moins important pour l’accès à l’information aux sans-voix qu’il sert.

– Quel était votre parcours académique et professionnel avant de rejoindre le Parlement ?
– Je suis Mustapha Kettani, né à Rabat en 1978. J’ai obtenu mon baccalauréat en 1998. Après, j’ai rejoint l’Université Mohammed V où j’ai obtenu un diplôme de technicien spécialisé en sciences de l’information. J’ai intégré par la suite le ministère de la Solidarité et de l’Intégration sociale, au sein de ce qui s’appelait dans le temps le Secrétariat d’Etat chargé des personnes en situation de handicap. J’ai travaillé dans le cabinet de Madame la ministre Chekrouni pendant plus de 7 ans. Ensuite, je suis devenu expert assermenté auprès des tribunaux après avoir prêté serment à la Cour d’Appel de Hay Riad en 2004. Mon parcours professionnel de traduction en langue des signes a commencé à ce moment. J’ai rejoint le Parlement le 20 mai 2014 après avoir présenté une demande au ministère chargé des relations avec le Parlement, ainsi qu’aux deux Chambres du Parlement, pour devenir traducteur-interprète des séances du Parlement en langue des signes. Après cela, je me suis réuni un jeudi avec le président de la Chambre des Représentants, M. Rachid Talbi Alami, pendant deux heures et demie. A l’issue de cette réunion, il a donné les ordres pour que j’assure la première séance de traduction instantanée en langue des signes le mardi suivant. Dans le temps, les deux séances des deux Chambres étaient assurées le même jour. Ce qu’il faut savoir c’est que je n’ai pas passé un casting au préalable pour avoir le poste. Le président de la Chambre a insisté pour que j’assure la traduction instantanée aussi vite que possible. Cela reflète sa volonté d’assurer l’accès à l’information pour les personnes aux besoins spécifiques, et ce, bien avant la promulgation de la loi relative au droit d’accès à l’information. C’était une première séance très épuisante : même pas un quart d’heure après la séance de la Chambre des Représentants, je devais assurer la traduction de la séance de la Chambre des Conseillers.
– Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre l’équipe de communication du parlement en tant que traducteur-interprète en langue des signes ?
– Permettez-moi de répondre à cette question par une autre question : supposons que vous regardez le JT et que quelqu’un met le volume en silencieux. Vous ressentiriez alors un état d’anxiété parce que vous ne savez pas ce qui se dit et ce qui se passe. Même chose si une tierce personne se joint à nous et commence à parler au téléphone dans une langue que nous ne comprenons pas. Ce que vous ressentiriez pendant deux minutes, la personne en situation de handicap auditif le ressent toute sa vie : l’état d’anxiété et la méfiance accompagnent la personne sourde en permanence. Ainsi, quand elle se trouve dans un milieu qui le comprend et peut communiquer avec elle, elle se sent à l’aise. Au Maroc, on n’a pas encore le niveau de conscience sur cette question comme c’est le cas dans d’autres pays plus avancés en matière de droits humains, qui sont passés par un parcours de lutte pour assurer la parité dans l’accès à l’information publique pour les personnes en situation de handicap auditif. J’ai fondé l’Organisation nationale des experts juridiques assermentés dans la traduction en langue des signes en 2019, laquelle rassemble les experts de langues de signes afin d’assurer la défense des personnes sourdes. On ne se rend pas compte à quel point leurs droits légaux sont bafoués, surtout en matière d’héritage où les autres héritiers accaparent leurs parts sans qu’ils puissent se défendre.
– Quel sont les défis propres au travail de traducteur-interprète en langue des signes ?
– La traduction instantanée en général est un travail particulièrement difficile. La traduction doit être fidèle au sens, rapide et sans interruption, exigeant de moi une concentration maximale pendant plusieurs heures. Les gens croient que j’ai le script de la séance comme les présentateurs du JT, alors que je n’ai que l’agenda de la séance. Mais ce qui rend mon travail encore plus difficile, c’est la nécessité de payer autant attention aux expressions faciales qu’à la parole. Les expressions faciales sont une partie intégrale du langage des signes. Ainsi, je dois faire également attention aux intonations et aux expressions. De plus, contrairement aux traducteurs-interprètes de et vers l’amazighe, je suis seul pour l’instant à assurer la traduction en langue des signes, alors que le Parlement européen dispose de sept traducteurs. Ça me prend tout le reste de la semaine pour me remettre de l’épuisement des deux séances hebdomadaires. Le plus épuisant, ce sont les séances de discussion des projets de Loi de Finances qui durent 7 à 8 heures d’affilée. Pour la référence, la Fédération Nationale des Sourds stipule que la traduction en langue des signes ne doit pas dépasser 30 minutes.
– Que faites-vous entre deux séances parlementaires ?
– Entre deux sessions, j’assure des fonctions administratives. Je suis également cadre au sein du Parlement. Je travaille dans le protocole des réceptions des délégations parlementaires étrangères dans le cadre de la diplomatie parlementaire, et je participe à l’organisation de colloques et de conférences à cet effet. J’assure également la traduction de la conférence de presse en marge des Conseils de Gouvernement et des sessions parlementaires extraordinaires, comme par exemple celle en réaction au déclenchement de la pandémie COVID. J’ai également eu l’honneur d’assurer la traduction de l’adresse du Président de la République française devant le Parlement dans le cadre de sa récente visite d’Etat. Je ne vous cache pas que c’était ma journée de travail la plus pénible. Quoique je comprends et m’exprime bien en français, le vocabulaire recherché du Président de la République était particulièrement difficile à traduire en langue des signes. J’ai toutefois pu assurer une traduction méticuleuse de son adresse au Parlement.
– Quel est l’impact de votre travail sur la société en général ?
– Je reçois beaucoup de remerciements de la part de personnes sourdes et de leurs parents qui me remercient de leur faire connaître le travail du Parlement et de leur garantir leur droit à l’accès à l’information. En plus des retours positifs, ils me demandent – et c’est leur droit – de leur rapporter des programmes télévisés, les nouvelles, ainsi que les programmes religieux, ce qui est très important. Les personnes sourdes – et c’est dangereux et j’assume la responsabilité de ce que je dis – prennent des fatwas d’autres madhhabs, notamment de l’Arabie Saoudite, qui diffuse les programmes religieux en langue des signes, et ce, en l’absence de programmes marocains qui enseigneraient le madhhab malékite aux personnes sourdes. Cela crée des tensions entre elles et leurs familles. En l’absence de l’information de source sûre, les personnes sourdes iront forcément la chercher ailleurs. Ce que la société et le gouvernement doivent savoir, c’est que la personne sourde est une bombe à retardement qui peut exploser n’importe quand. Il m’arrive souvent d’apprendre d’elles qu’elles détiennent une information erronée. J’en ai même rencontré une qui a appris à faire ses ablutions à la chiite. Autre chose qu’il faut savoir, c’est que le taux d’analphabétisme des personnes sourdes est très élevé : ce n’est que très récemment que la plupart d’eux atteignent le collège, peu obtiennent leur baccalauréat. Il est nécessaire d’avoir des programmes éducatifs et informationnels pour cette catégorie.

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