Anasse Bari, professeur distingué à l’Université de New York (NYU), Directeur du Laboratoire de l’IA de la même institution et expert de renommée internationale dans le secteur, a été récompensé pour son engagement à utiliser cette technologie pour le bien commun. Dans cet entretien, il insiste sur la nécessité pour le Maroc de développer une stratégie nationale ambitieuse en matière d’IA, avec un investissement majeur dans l’éducation.
– Recevoir le « Golden Dozen Award » et le « Dr Martin Luther King, Jr. Faculty Award » à l’Université de New York est un grand honneur. Ces distinctions correspondent profondément aux valeurs que je m’efforce d’inculquer à mes étudiants chaque jour. Le « Dr Martin Luther King, Jr. Faculty Award » à NYU est l’une des plus hautes distinctions professorales, et je suis véritablement honoré et reconnaissant de la confiance que mes pairs en recherche et enseignement de l’Intelligence Artificielle, ainsi que mes étudiants, ont placée en moi.
Le Dr King a dit un jour : « Tout le monde ne peut pas être célèbre, mais tout le monde peut être génial, car la grandeur est déterminée par le service ». Cette philosophie guide mon approche de l’enseignement et de la recherche.
Chaque jour, j’encourage mes étudiants à utiliser leurs compétences pour servir le monde, que ce soit en utilisant l’IA pour lutter contre la désinformation, en faisant progresser la recherche médicale, en développant de nouvelles sources d’énergie propre, en développant une IA éthique, ou en relevant des défis mondiaux tels que la durabilité énergétique et les futures pandémies. Ma mission a toujours été d’éduquer la prochaine génération de penseurs, en leur donnant les moyens d’utiliser l’IA.
Cette reconnaissance est également profondément personnelle car elle reflète les valeurs d’éducation et de service avec lesquelles j’ai été élevé au Maroc. Dans notre culture marocaine, l’apprentissage ne consiste pas seulement à acquérir des connaissances, il s’agit d’utiliser ces connaissances pour élever les autres et contribuer au bien commun.
Enfin, je porte avec moi les conseils de ma défunte mère, Rachida Bargach, qui me rappelait que mon rôle dans ce monde n’est pas seulement d’enseigner l’informatique, mais de préparer la prochaine génération de penseurs avec des valeurs d’équité, d’inclusion et de gentillesse. Cette reconnaissance renforce mon engagement envers cette mission, m’inspirant à continuer de créer un changement positif par l’éducation et le service.
– Vous dirigez, depuis dix ans, le Laboratoire des analyses prédictives et de l’IA à la même Université. Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
– Mon équipe et moi dirigeons plusieurs projets de recherche de pointe qui exploitent l’IA pour relever certains des défis les plus urgents du monde.
Un de mes projets récents que nous avons commencés porte sur l’IA et la recherche sur l’énergie nucléaire, où nous collaborons avec des experts, dont le Professeur David Nagel, l’un des meilleurs chercheurs mondiaux dans le domaine de l’énergie qui a passé de nombreuses années au U.S National Naval Research Lab. Ensemble, nous développons des outils d’IA avancés pour rechercher une nouvelle source d’énergie prometteuse connue sous le nom de LENR (réactions nucléaires à faible énergie, ndlr).
Notre objectif est d’accélérer la recherche et la commercialisation de cette nouvelle source d’énergie nucléaire prometteuse, qui pourrait révolutionner la production énergétique mondiale.
Nous avons construit les Energy LENR AI Tools, des outils alimentés par l’IA conçus pour soutenir la communauté de recherche LENR, aider à la validation des expériences et stimuler le progrès scientifique. Notre travail a été présenté lors de grandes conférences sur l’énergie nucléaire, et nous continuons à repousser les limites des applications de l’IA dans le secteur de l’énergie.
Au-delà de l’énergie, notre laboratoire est activement engagé dans l’IA pour la santé, où nous avons été pionniers dans les outils prédictifs pendant la pandémie de Covid-19. J’ai dirigé la première équipe au monde avec des médecins qui a utilisé un outil d’IA pour prédire les cas graves. Un outil qui a aidé à sauver des vies et a aidé les médecins à allouer les ressources, en particulier lorsque les lits d’hôpitaux et les respirateurs étaient limités, au début de la pandémie.
Suite à cela, j’ai dirigé la conception d’un outil à grande échelle pour suivre l’hésitation à la vaccination. Financé par Amazon AI, cet outil a été développé pour aider les gouvernements à élaborer des politiques et des messages pour répondre aux préoccupations du public concernant les vaccins. Sur la base de ce travail, nous développons maintenant un cadre d’analyse international pour les futures pandémies, en utilisant l’IA pour améliorer les réponses de santé publique, détecter les épidémies et les prévenir.
Dans l’IA politique, nous avons développé de nouveaux outils basés sur les données pour évaluer le sentiment public, l’engagement politique… Nous avons également exploré des données innovantes pour prédire les campagnes politiques. L’équipe que j’ai dirigée a eu quelques succès lors des élections américaines de 2024.
De plus, nous appliquons l’IA à la finance pour prédire les actions de Wall Street. Dans les arts et les sports, nous utilisons l’IA pour évaluer l’impact du succès athlétique sur l’économie nationale.
– Que faut-il au Maroc pour progresser dans le domaine de l’IA ?
– Bien que le Maroc ait fait quelques progrès dans ce domaine, il reste beaucoup à faire. Le moment est venu pour le Maroc de prendre des mesures décisives et de concevoir et mettre en œuvre une stratégie nationale globale en matière d’IA. Il ne s’agit pas seulement de positionner le Maroc comme un leader à l’intérieur de ses propres frontières, mais aussi de s’établir comme une force dominante en Afrique.
Le potentiel de l’IA pour stimuler la transformation économique, sociale et technologique est immense, et le Royaume doit saisir cette opportunité avec urgence et ambition. Sans une approche structurée et prospective, le pays risque de prendre du retard dans un paysage mondial en évolution rapide. Le moment d’agir est maintenant.
– Quelle forme devrait prendre la stratégie nationale du Maroc en matière d’IA pour assurer son succès ?
– Pour commencer, une transformation profonde du système éducatif marocain est indispensable, de l’école primaire à l’université publique. J’insiste sur l’université publique car la majorité des Marocains y poursuivent leurs études. Cela passe par l’actualisation des programmes, le renouvellement des méthodes d’enseignement, l’amélioration des outils pédagogiques, le renforcement des compétences des enseignants et des administrateurs, ainsi que le développement de l’infrastructure de l’IA dans les secteurs public et privé.
Le gouvernement devrait donner la priorité aux investissements dans l’IA et, surtout, pour que les étudiants marocains puissent rivaliser à l’échelle mondiale. La stratégie nationale du Maroc en matière d’IA devrait être un effort de collaboration sérieux et bien défini entre les agences gouvernementales, la société civile, les chefs d’entreprise et d’industrie, et les institutions académiques. Avec une approche pragmatique et bien structurée, le Royaume peut devenir un leader régional de l’IA et s’assurer une place dans la révolution mondiale de l’IA.
– Quels secteurs au Maroc pourraient le plus bénéficier des avancées de l’IA ?
– Plusieurs secteurs clés peuvent grandement bénéficier des avancées de l’IA, stimulant la croissance économique et l’efficacité. Cette technologie peut aider à améliorer la gestion de l’eau. Les modèles prédictifs alimentés par l’IA peuvent prévoir les sécheresses, tandis que les systèmes d’irrigation intelligents et l’agriculture de précision réduisent le gaspillage d’eau.
En agriculture, l’IA peut optimiser l’irrigation, prévoir les conditions météorologiques et surveiller la santé des cultures, aidant ainsi les agriculteurs à maximiser les rendements tout en conservant les ressources.
Le tourisme peut tirer parti des outils alimentés par l’IA et de l’analyse de données pour améliorer les expériences des visiteurs et prévoir les tendances de voyage. Les soins de santé peuvent bénéficier des diagnostics basés sur l’IA, de la détection précoce des maladies et de l’analyse prédictive, comme cela a été démontré pendant la pandémie de Covid-19.
La finance n’est pas à l’abri de cette tendance. L’IA permet la détection des fraudes, l’évaluation des risques et l’inclusion financière par le biais de microcrédits. L’éducation peut être transformée grâce à l’apprentissage personnalisé et à la notation automatisée basés sur l’IA, aidant à combler la fracture numérique dans les écoles et universités publiques.
Enfin, la logistique et le transport peuvent utiliser l’IA pour optimiser la gestion du trafic et les chaînes d’approvisionnement, réduisant ainsi la congestion dans des villes comme Casablanca. En investissant stratégiquement dans l’IA dans ces secteurs, le Royaume peut accélérer sa transformation numérique et se positionner comme un leader de l’innovation basée sur l’IA en Afrique.