À l’heure où certains vents de l’Est portent des relents d’agitation importée, le legs doctrinal de Feu Hassan II prend tout son sens. Rétrospective.
Interrogé sur la montée des extrémismes dans le monde musulman, Feu Hassan II évoquait le fanatisme comme “la défiguration de l’intention divine”, ajoutant que “lorsque la foi est prise en otage par l’ignorance, elle devient un instrument de destruction”. Le Souverain dénonçait à la fois les tendances intégristes sunnites importées de contextes étrangers et les tentatives d’imposition d’une lecture littéraliste de l’islam, coupée de l’histoire, de la raison et des réalités sociales.
En Sa qualité de Commandeur des Croyants, le Roi du verbe et du geste mettait également en garde contre “l’illusion révolutionnaire” de certains courants chiites militants, sans verser dans le rejet global. “Le fanatisme est la maladie de ceux qui confondent le zèle avec la vérité, et l’absolu avec l’unique”, aimait tant à répéter le Défunt Roi dans un élan de diagnostic fondé sur une longue observation des mutations du monde musulman post-colonial.
Face à ces dérives, Feu Hassan II faisait le choix de revenir aux fondamentaux marocains en développant le rôle central de l’école sunnite malékite, qualifiée de “colonne vertébrale de l’équilibre spirituel et social du Royaume”. Loin d’en faire une référence figée, le Défunt Roi en montrait la souplesse en rappelant que le malékisme repose sur des principes fondamentaux : l’intérêt général (maslaha), la coutume locale (urf), et la préférence juridique (istihsan), autant d’outils permettant à l’islam d’être vivant, adapté, et inclusif.
Des exemples concrets d’application
Feu Hassan II mentionnait notamment la protection juridique des biens de la femme mariée bien avant que ce thème ne devienne une revendication moderne.
Un autre exemple de cette pensée éclairée était celui du vivre-ensemble à Fès ou à Tétouan, où l’application malékite permettait aux juifs marocains de vivre pleinement leur foi et de participer à la vie publique sans être réduits à un statut marginal. “Nous avons toujours refusé la ghettoïsation”, pourrait-on lire dans les mémoires de Feu Sa Majesté Hassan II, “parce que notre islam ne rejette pas, il régule”.
Plus largement, le Regretté Roi insistait sur l’importance de la Commanderie des Croyants comme une institution protectrice de la foi dans son juste milieu en disant avec gravité : “Le Roi n’est pas un mufti, mais Il est garant que la parole religieuse ne dérape pas dans la violence ou dans la manipulation”. C’est dans ce cadre que l’enseignement religieux marocain a été, dès les années 70, étroitement encadré pour éviter les infiltrations wahhabites ou révolutionnaires.
Et c’est dans ce sens que Feu Hassan II faisait un vœu : “Nous n’avons pas la prétention d’avoir tout compris, mais nous avons une certitude : ce qui protège un pays, ce n’est pas la force des slogans, mais la paix des consciences”.
Il s’agissait là d’un appel à la vigilance autant qu’à la fidélité intelligente. Fidélité à une tradition souple, humaniste, centrée sur la dignité de l’Homme, et vigilance contre toutes les formes de radicalité qui veulent soumettre la foi à la colère ou à l’ignorance.
Plus de quarante ans après, les mots du Souverain résonnent avec une acuité troublante. Dans un monde toujours plus fragmenté, la sagesse malékite, défendue avec calme et conviction demeure un phare. Non pas un phare solitaire, mais un repère commun pour tous ceux qui veulent croire que l’islam peut être, encore et toujours, un facteur de paix.
– L’école malékite est une formidable matrice culturelle. Sa dimension centriste agit comme une digue contre les extrémismes tout en consolidant le vivre-ensemble. C’est une idéologie fédératrice capable de protéger le noyau socio-religieux marocain tout en s’ouvrant à l’altérité. Ce n’est pas un hasard si, même dans les moments de crispation dans le monde musulman, le Maroc reste un îlot de stabilité doctrinale.
Feu Hassan II est souvent cité comme un acteur clé du dialogue interconfessionnel. Qu’en retenez-vous, notamment dans Ses échanges avec le monde chiite ?
– Hassan II était un orateur d’exception. Il ne parlait pas pour convaincre, mais pour éclairer. Je me souviens de plusieurs causeries où Il recevait de grandes figures chiites comme Sayyed Mohammad Baqir al-Assadr ou Cheikh Sukheiri. Il les écoutait avec attention, puis prenait la parole d’une manière qui forçait le respect. Il leur disait : «Les faux pas diplomatiques existent, oui. Mais ici, au Maroc, nous avons fait du dialogue une école. Car les armes, il y en a partout. Ce qui manque, c’est le courage de se parler sans se haïr». Cette phrase illustre la puissance tranquille de Son approche.
Le Maroc est souvent cité comme modèle de « soft power religieux ». Que pensez-vous de cette perception ?
Ce soft power repose sur une diplomatie religieuse patiemment construite et perçue comme stable, crédible et inclusive et dans un monde en quête de repères, cette forme de sagesse politique est précieuse.
L’un des épisodes les plus emblématiques de cette phase fut l’émergence de la dynastie des Idrissides au VIIIe siècle. Fondée par Idriss Ier, descendant du Prophète et chiite zaydite, cette lignée installa les premières bases d’un pouvoir islamique indépendant au Maghreb. Si leur chiisme était modéré par rapport aux doctrines duodécimaines ou ismaéliennes plus dogmatiques, leur légitimité reposait néanmoins sur une filiation sacrée, caractéristique typique des mouvements chiites.
Plus tard, aux Xe et XIe siècles, les Fatimides, chiites ismaéliens, s’implantèrent dans le Maghreb central avant de fonder un empire étendu jusqu’en Égypte. Leur influence, bien que plus faible au Maroc occidental, participa à l’effervescence doctrinale de l’époque. Cette période vit également la diffusion d’idées religieuses concurrentes, parfois conflictuelles, alimentées par des ambitions politiques et des dynamiques de révolte contre les pouvoirs établis.
Mais si ce passé chiite du Maroc reflète une richesse intellectuelle et mystique indéniable, il fut aussi synonyme d’instabilité. Le lien entre pouvoir spirituel et autorité politique, élément central du chiisme, engendra des tensions permanentes, souvent exploitables par des factions rivales. Le besoin d’un cadre normatif stable, accessible et fédérateur s’imposa progressivement.
C’est ainsi que le sunnisme, en particulier sous sa forme malékite, s’enracina peu à peu dans le tissu marocain. Apporté et structuré notamment sous les Almoravides au XIe siècle, puis renforcé sous les Almohades et les Mérinides, ce sunnisme apportait une vision décentralisée du sacré, où l’autorité religieuse pouvait être partagée entre des oulémas, des cadis et l’État. L’école malékite se fondait sur l’équilibre entre le texte et la coutume, entre le droit et la réalité sociale.
Le malékisme s’est alors imposé non pas par l’épée, mais par sa capacité à apaiser. Il offrait un islam enraciné, souple, enrôlant la tradition plutôt que l’écrasant. Il permettait à l’État de bâtir une légitimité qui ne reposait pas uniquement sur le sang du Prophète, mais sur l’adhésion à une norme collective. En somme, il redonnait à la foi une fonction sociale avant d’en faire une arme idéologique.
L’une de Ses phrases les plus célèbres en est la preuve : «Je suis un homme de principes, pas un homme de positions». Un adage devenu presque doctrinal, et qui trahit une profondeur stratégique. Car chez Hassan II, la fidélité à la vision primait sur les réactions opportunistes. Lui qui savait que les alliances peuvent fluctuer, mais qu’un cap bien tenu rassure les peuples autant que les partenaires.
Autre maxime devenue emblématique : «Un homme sage est celui qui cherche des conseils. Des armes, il y en a partout». Une phrase qui suffit à elle seule pour opposer la force du dialogue à la tentation de la violence. Ce credo, incarné dans les relations étrangères du Royaume, notamment lors des périodes de tensions avec l’Algérie ou l’Iran. Plutôt que de s’enfermer dans des logiques de confrontation, le Souverain tendait la main tout en fixant les limites.
Parmi Ses autres paroles fortes, nous pouvons retenir : «Il ne faut jamais humilier un adversaire, surtout quand il a tort». Ou encore : «En politique, il faut savoir écouter plus longtemps que l’autre ne parle». Autant de maximes forgées dans l’expérience et la lucidité, qui ont permis au Maroc de traverser des décennies de bouleversements sans sombrer.
Somme toute, chez Feu Hassan II, la parole était une méthode, une arme défensive, et un outil de projection.
La première crise majeure remonte à 2009. Le Maroc rompt alors ses relations diplomatiques avec l’Iran en réaction à des propos iraniens remettant en cause la souveraineté de Bahreïn. Rabat avait perçu cette déclaration comme une atteinte à l’intégrité territoriale d’un État frère du Golfe, mais aussi comme un signal inquiétant d’ingérence. Cette décision, prise sans bruit excessif mais avec une clarté absolue, s’est accompagnée d’une dénonciation de l’activisme idéologique de certaines institutions iraniennes au cœur du Royaume, notamment via des canaux culturels et religieux. La communication officielle avait alors adopté un ton mesuré, sans tomber dans la surenchère, préférant affirmer des principes plutôt que susciter la polémique.
La seconde rupture, en 2018, révèle une autre facette de cette maturité stratégique. Le Maroc accuse le Hezbollah (soutenu par l’Iran) d’avoir formé et armé des cadres du Polisario à travers l’ambassade iranienne à Alger. La réaction marocaine est immédiate mais précise : rappel de l’ambassadeur, rupture des relations, et publication d’un dossier documenté transmis aux partenaires internationaux. Rabat s’est gardé de tout amalgame confessionnel, évitant de transformer un différend géostratégique en conflit sectaire. Là encore, la communication marocaine se distingue : directe, factuelle, sans appels à l’émotion.
À travers ces épisodes, le Royaume affirme un positionnement clair : ni alignement aveugle, ni complaisance face à l’ingérence. Il défend la souveraineté nationale et l’équilibre régional en s’appuyant sur une diplomatie discrète mais efficace, où la parole reste contrôlée, et les décisions fermes. Un art de la diplomatie qui puise dans une tradition monarchique ancienne, mais qui sait aussi parler le langage du XXIe siècle.