Finance participative : Pourquoi n’atteint-on pas le plein régime ? [INTÉGRAL]

Face à des défis réglementaires, de liquidité et de digitalisation, le Royaume cherche à consolider ses acquis et à diversifier son offre pour s’imposer durablement sur la scène financière islamique internationale.

Au Maroc, la finance participative (dite islamique dans le reste du monde) représente actuellement environ 2% des actifs bancaires, un taux nettement inférieur à celui observé dans certains pays du même continent. Au Soudan, par exemple, ce secteur est bien implanté et représente près de 15% des actifs bancaires. Le Nigeria et la Mauritanie figurent également parmi les pays africains où la finance islamique occupe une part significative, atteignant environ 5% des actifs.

Selon une étude de la banque britannique Standard Chartered, les actifs mondiaux de la finance islamique devraient passer de 5,5 trillions de dollars en 2024 à 7,5 trillions en 2028, soit une croissance de 36% sur quatre ans. La Malaisie, avec une part des actifs variant entre 30% et 40%, demeure le leader mondial grâce à un secteur particulièrement développé. Les pays du Golfe, quant à eux, occupent une place centrale sur les marchés financiers islamiques, avec des parts allant de 15% à 40% de leurs actifs financiers intérieurs, le Bahreïn se distinguant en tête. Cette dynamique de croissance n’est pas toujours liée aux marchés pétroliers et gaziers, comme l’explique Dr Ghiath Shabsigh, Secrétaire général du Conseil des Services Financiers Islamiques. Il souligne que la progression est également observée dans des pays dépourvus de ces ressources, indiquant une expansion intrinsèque et plus diversifiée du secteur.

Au Maroc ça piétine…

L’expérience marocaine en matière de finance participative ne date pas de très longtemps, les premiers agréments des établissements participatifs ont été délivrés en 2017. Toutefois, grâce aux efforts conjoints, un système centralisé de fatwas a été instauré avec le soutien du Conseil supérieur des Oulémas, ce qui a permis à la finance participative d’enregistrer une croissance significative, avec une progression de 27,6% entre 2019 et 2024. L’écosystème s’est même enrichi en 2022 avec le lancement de l’assurance Takaful, qui a déjà généré 95 millions de dirhams de primes en 2024.

Pourtant, malgré les avancées, les obstacles persistent et la finance participative ne parvient pas encore à atteindre les résultats escomptés, face à un système bancaire classique qui reste largement dominant et plus robuste. Lors du 23ème Forum sur la stabilité de la finance islamique, tenu jeudi 3 juillet à Rabat, le Wali de Bank Al-Maghrib, Abdelatif Jouahri, a exposé quatre défis majeurs. Le premier concerne la conformité aux principes de la charia, essentielle pour préserver la confiance et l’intégrité du secteur. Le second défi porte sur la gestion de la liquidité. Le Maroc connaît un déséquilibre entre les financements (35 milliards de dirhams) et les dépôts (12 milliards), aggravé par l’absence d’outils financiers adaptés comme les sukuk et un marché secondaire peu développé. Le troisième défi, et non des moindres, réside dans le financement durable, un domaine encore sous-exploité malgré un potentiel estimé à 2,5 trillions de dollars au niveau mondial. C’est une occasion en or de mettre en lumière l’identité propre de la finance islamique, selon les participants de l’événement, co-organisé par le Conseil des Services Financiers Islamiques (IFSB) et Bank Al-Maghrib, et qui a réuni des représentants de plus de 30 pays.

En effet, sa convergence avec la finance verte peut non seulement apporter des solutions cruciales aux défis environnementaux, mais aussi jouer un rôle clé dans le financement des Objectifs de Développement Durable (ODD). Par ailleurs, le secteur connaît une numérisation fulgurante (44% selon le rapport 2025 du CSFI). Le quatrième défi concerne la digitalisation rapide du secteur qui impose de nouveaux impératifs en matière de supervision, de gouvernance et de cybersécurité, afin de sécuriser cette transformation technologique.

« Un système voulu par les citoyens » : unique voie conforme à l’islam ?
 
Abdellatif Jouahri a souligné que l’essor de la finance participative au Maroc répond à une forte demande sociale, exprimant le besoin d’un mode de financement conforme aux principes de la charia et au rite malikite, en adéquation avec le contexte national. Cependant, la pertinence de ces arguments est aujourd’hui remise en question, notamment à la lumière des récentes déclarations d’Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques. S’appuyant sur les travaux du penseur Fazlur Rahman, ce dernier a défendu une distinction claire entre l’usure (riba), formellement interdite par l’islam, et les intérêts bancaires modernes, lorsqu’ils restent modérés. Selon lui, cette interprétation s’inscrit dans une démarche de justice sociale et de soutien au développement économique. Toufiq a également rappelé que les prêts relèvent du domaine de la législation civile et économique, et non exclusivement du champ religieux. Il a en outre insisté sur le rôle de l’État dans la protection des emprunteurs contre les pratiques abusives. Il a mis en garde contre toute appropriation exclusive du caractère «islamique» par un segment bancaire, ajoutant que les produits des banques classiques peuvent eux aussi répondre à des critères éthiques et contractuels acceptables au regard des objectifs (maqasid) de la charia. «Il est incorrect, sur le plan logique comme religieux, d’affirmer que ce qui n’est pas «participatif» est ipso facto non conforme à l’islam», a-t-il déclaré.

Le ministre a justifié le choix du terme « finance participative » pour désigner les produits financiers islamiques au Maroc, arguant que cette appellation vise à préserver la neutralité religieuse du système financier national.

L’offre participatif coûte encore plus chère ?

Interrogé par «L’Opinion» sur la perception d’une cherté potentielle des services des banques participatives, souvent citée comme un frein à l’emprunt, Abdellatif Jouahri a affirmé que cette question n’est pas encore tranchée. «Nous étudions ce point parmi d’autres défis potentiels qui limitent la croissance du secteur, mais d’après nos observations dans d’autres pays, ce n’est pas un motif fréquemment évoqué», a-t-il précisé.

Malgré une forte dépendance au financement immobilier et la comparaison fréquente entre les coûts du crédit classique et ceux de la Mourabaha, souvent perçus comme plus élevés pour plusieurs raisons, les banques participatives ont néanmoins accordé 60% des prêts à l’habitat distribués à fin 2023, via ce mode de financement. Ce succès s’explique aussi par l’extension récente de l’aide au logement de l’État à ces types de contrats. Le financement participatif pour l’habitat, dominé par les opérations de Mourabaha, connait une progression annuelle de 16,6%, atteignant 26,2 MMDH à fin avril 2025.

Un secteur en renforcement face aux turbulences mondiales

Le Maroc poursuit le développement de sa finance participative dans un contexte international instable, marqué par des tensions géopolitiques et une numérisation accélérée, qui impactent directement les marchés financiers islamiques mondiaux, notamment dans la région MENA.

La finance participative marocaine a achevé sa phase d’installation, mais elle demeure à un stade de croissance encore fragile. Les propos du Wali soulignent que la prochaine étape cruciale sera celle de la consolidation, de l’innovation maîtrisée et du passage à l’échelle, conditions essentielles pour qu’elle puisse pleinement contribuer à l’inclusion financière, au développement durable et à la diversification du système financier national.
 

Trois questions au Dr Ghiath Shabsigh : « La finance islamique au Maroc est encore à une phase embryonnaire »
Au-delà du financement de l’immobilier résidentiel, quels domaines la finance islamique au Maroc pourrait-elle explorer pour diversifier son offre, selon les observations de l’IFSB ?

La finance islamique au Maroc est encore à une phase embryonnaire. Les autorités de régulation, à savoir Bank Al-Maghrib, consacrent des efforts considérables à l’élaboration du cadre juridique, l’instauration de réglementations adéquates et le renforcement des capacités de supervision. Le développement a d’abord été porté par la banque de détail, principalement orientée vers le financement de l’immobilier résidentiel – ce qui est naturel à ce stade. Toutefois, à mesure que le secteur mûrit, des instruments plus diversifiés commencent à émerger, notamment sur les marchés de capitaux avec les sukuk. Dans plusieurs pays, ces derniers servent à financer des infrastructures majeures telles que des routes ou des hôpitaux. Des projets de financement vert, à travers les sukuk verts, voient également le jour. Cette diversification progressive des produits financiers s’inscrira donc logiquement dans l’évolution du secteur.
 

Comment l’IFSB soutient-elle le développement de la finance islamique en Afrique, notamment en matière de renforcement des capacités et d’harmonisation réglementaire, et quel rôle le Maroc peut-il y jouer ?

Nous entretenons une collaboration étroite avec nos membres africains. J’ai personnellement pris part à plusieurs réunions ces derniers jours. Nous les accompagnons à travers une assistance technique ciblée, que ce soit pour l’élaboration de cadres réglementaires et de surveillance, le développement d’infrastructures soutenant une politique monétaire durable, ou encore des conseils stratégiques face à des défis ponctuels. L’expérience marocaine, qui a su bâtir cette industrie à partir de bases modestes, constitue un modèle inspirant pour d’autres pays du continent. Le Nigeria joue un rôle clé dans ce domaine, mais de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique subsaharienne, aujourd’hui membres de l’IFSB, ont également un fort potentiel. Le partage d’expériences régionales est essentiel pour renforcer la dynamique commune.

Quels défis réglementaires l’IFSB identifie-t-elle autour de la FinTech, des critères ESG et de la finance islamique pour garantir une croissance durable et éthique ?

La fintech transforme profondément les systèmes financiers à l’échelle mondiale. Cette dynamique novatrice engendre naturellement de nouveaux défis. Il en va de même pour la finance verte, qui ouvre également des opportunités. La finance islamique, de par certains instruments qu’elle emploie, est bien positionnée pour contribuer efficacement à ces évolutions, ce qui constitue un aspect particulièrement important.

Sukuk : Le Maroc envisage une émission souveraine d’ici fin 2025
Le Maroc prévoit de lancer une nouvelle émission de sukuk (obligations islamiques) d’ici la n de l’année, marquant son retour sur ce marché après une absence de 7 ans. C’est ce qu’a révélé Abdelatif Jouahri dans une déclaration à Asharq News Bloomberg. Cette initiative s’inscrit dans une stratégie plus vaste visant à stimuler la nance participative, notamment pour soutenir les investissements colossaux liés à la Coupe du Monde 2030. La devise de cette émission n’a pas encore été déterminée. Ce retour fait suite à la première et unique émission souveraine de sukuk du Royaume en 2018, qui est arrivée à échéance en 2023. Depuis, le Maroc s’est principalement tourné vers la dette conventionnelle, comme en témoigne sa levée de 2 milliards d’euros en obligations conventionnelles en avril 2025. La première émission de sukuk, lancée le 5 octobre 2018 par le ministère de l’Économie et des Finances, portait sur 1 milliard de dirhams de certi cats de type Ijara, amortissables sur cinq ans, avec un rendement annuel de 2,66%. Cette opération avait suscité un fort intérêt des investisseurs institutionnels résidents, a chant un taux de sursouscription de 3,6 fois, les sukuk étant adossés à des actifs immobiliers de l’État.

À propos

Check Also

Liban : Peut-on désarmer le Hezbollah ?

Tom Barrack, émissaire de Trump au Liban, s’est dit content de la réponse des responsables …

Laisser un commentaire