Interview avec Dr Ali Moussa Iye et Prof. Augustin F.C. Holl : « La question de la gouvernance endogène nous ramène à celle de la souveraineté »

Face aux discours sur la démocratie, les droits de l’Homme, le développement, le progrès etc… qui n’arrivent plus à masquer les réalités de la domination politique et économique, l’Afrique doit tracer sa propre voie. Une réflexion à laquelle invitent Dr Ali Moussa Iye et Prof. Augustin F.C. Holl dans leur publication : «Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains». Entretien groupé.

Vous venez de publier le livre : « Au-delà du mimétisme : le potentiel des systèmes endogènes de gouvernance africains ». Qu’est-ce qui a motivé cette réflexion ? 

 
Dr Ali Moussa Iye : Ce livre est le résultat d’un grand débat que notre think tank «AFROSPECTIVES : Une Initiative de l’Afrique globale» a organisé, en 2022, pour réfléchir sur les fondements ontologiques, philosophiques et épistémologiques endogènes sur lesquels les alternatives à la crise de gouvernance en Afrique devraient être construits désormais. La question de la gouvernance est plus que jamais au cœur de la remise en question du système mondialisé, qui s’est imposé depuis les conquêtes européennes au 15ème siècle. Les discours sur la démocratie, les droits de l’Homme, le développement, le progrès etc… n’arrivent plus à masquer les réalités de la domination politique et économique. Tant au niveau international que national, ce sont des ploutocraties et des oligarchies qui gouvernent et conduisent les nations à toute sorte de crise. La plupart des présupposés éthiques, sociopolitiques et économiques, sur lesquels repose le système dominant, sont tous en crise aujourd’hui, soulevant de sérieux doutes sur leur pertinence, leur universalité, leur durabilité et leurs bénéfices pour tous les peuples. C’est donc un moment crucial, presque inespéré pour les penseurs du Sud global pour accomplir les ruptures essentielles avec le colonialisme, lesquelles n’ont pas été effectuées, hélas, lors des premières indépendances. De plus, tout cela intervient à un moment de reconfiguration géopolitique, avec le réalignement des pays du Sud global, l’émergence des BRICS et l’aspiration à un véritable monde multipolaire. Par conséquent, la question de la gouvernance endogène nous ramène à celle de la souveraineté, tout aussi actuelle. Quelle souveraineté réelle les dirigeants africains exercent-ils aujourd’hui face à la nouvelle ruée vers notre continent ? Quel type de gouvernance et d’alliance avec leurs peuples peuvent-ils mobiliser pour défendre leurs ressources naturelles mais aussi intellectuelles et culturelles ? Voilà quelques-unes des problématiques qui ont motivé la publication de ce livre pour présenter des perspectives africaines et afrodescendantes sur ces questions.  
 
 

Vous rappelez, à travers dix chapitres contenus dans deux parties qui composent le livre, la nécessité de développer des cadres philosophiques, éthiques et spirituels solides et cohérents. Comment faut-il s’y prendre ?

 
Prof. Augustin F.C. Holl : Cette exigence part d’un constat simple : la gouvernance d’une collectivité humaine prend sa source dans son Histoire, sa cosmologie, et sa culture. Les formes de gouvernance africaines ancestrales ne sont pas restées statiques, et plus on recule dans le passé avec les moyens de l’archéologie et de l’anthropologie, plus on se rend compte de la diversité des modes d’organisation du «Vivre ensemble» que nous désignons «gouvernance» par raccourci. Une simple carte politique de l’Afrique au 15ème siècle montre déjà une grande diversité de systèmes de gestion des collectivités, allant des grands empires multi-ethniques à administration décentralisée aux sociétés à hameaux familiaux. La colonisation selon ses formes – directe et indirecte – a, dans certain cas, démonisé et détruit les formes de gouvernance initiales, en créant des chefs là où il n’y en avait pas, et en érigeant les entités ethnolinguistes en unités closes. Les formes de gouvernance héritées de la colonisation doivent donc être repensées et ajustées à l’Histoire et les cultures des peuples pour avoir des chances de réussir et de durer. 
 
 

Pouvez-vous nous décrire en peu de mots ce potentiel des systèmes endogènes de gouvernance que recèlent les pays africains dont on ignore dans un silence total ?

 
Dr Ali Moussa Iye : Ce potentiel est énorme si l’on adopte les approches et les méthodologies appropriées pour exploiter ces gisements de savoirs, d’expériences historiques et de pratiques. Permettez-moi de rappeler que l’Afrique abrite une incroyable diversité de systèmes d’organisation sociopolitique, allant de grandes structures transnationales, et multiethniques à de petites formations communautaires homogènes. C’est le continent, par excellence, où ont été élaborées des méthodes sophistiquées de construction du consensus, de prise démocratique de décision, de gestion des conflits et de mécanismes de réconciliation. Les peuples africains ont réfléchi à leur manière aux questions fondamentales de l’exercice consensuel du pouvoir et de la justice, du partage équitable des ressources. Nous pouvons tirer des leçons précieuses de certaines méthodes ingénieuses pour neutraliser le pouvoir dans sa tendance naturelle à l’absolutisme, limiter la concurrence entre les aspirants, contenir les dérives de l’individualisme et imposer l’intérêt collectif, transcender les liens du sang, défendre les minorités, assurer une éducation civique pour la transmission intergénérationnelle des savoirs.
 
 

Vous insistez aussi sur l’urgence de transformer et de rénover l’ensemble du système éducatif, hérité de la colonisation, et de développer de nouveaux contenus et méthodes d’apprentissage. S’agit-il là d’un manque de volonté politique ou d’absence de vision stratégique ?

 
Prof. Augustin F. C. Holl : La transformation et la rénovation de nos systèmes éducatifs sont un impératif catégorique. Les systèmes d’éducation africains initiaux s’articulaient sur les cycles d’initiation qui relevaient, en fait, de la formation permanente. Méprisées par les colonisateurs, elles ont été démonisées, interdites, et complètement détruites. Il y a de multiples efforts dans différents pays africains pour refonder les systèmes d’éducation, en commençant par l’utilisation des langues locales dans l’éducation élémentaire. En effet, l’enfant apprend et assimile beaucoup mieux les connaissances de base dans sa langue maternelle. Ce qui constitue un socle solide à partir duquel il/elle peut partir à l’assaut des langues étrangères.

Malheureusement, les dés sont pipés – surtout dans les pays francophones par manque de volonté politique et/ou de vision stratégique. A titre d’exemple, l’ensemble des manuels scolaires utilisés en Afrique francophone sont le monopole de Hatier et Hachette, deux maisons d’édition françaises. Produire des manuels locaux serait une solution idéale, mais la viabilité économique et financière de tels projets sera rapidement torpillée par les solides compagnies étrangères. C’est là où l’absence de volonté politique et de vision stratégique est patente….

 

Cette parution vient à point nommé au moment où beaucoup d’Etats du continent peinent à faire face à l’exigence démocratique et les contraintes du développement économique. Est-ce que les deux peuvent-elles aller de pair ?

 
Dr Ali Moussa Iye : Il nous faut d’abord sortir de cette opposition artificielle entre exigence démocratique et contraintes économiques. Le développement est une invention culturelle occidentale qui consiste à désigner des anormalités, des arriérations dans nos sociétés, tels que : la pauvreté, l’analphabétisme, la sous-alimentation, l’oppression des femmes…, qu’il se propose de corriger. En transformant en «problèmes anti-progrès» les formes de vie et les pratiques endogènes qui s’opposent à la modernisation occidentale, le discours sur le développement dépossède nos peuples de leurs savoirs et de leur autonomie, disqualifie nos expériences et nos pratiques. Ce discours paternaliste promeut «l’aide au développement», une des plus grandes supercheries du système dominant. Par l’échange inégal, le pillage de leurs ressources et les dettes coloniales, on sait que ce sont les pays dits «en développement» du Sud qui continuent d’aider les pays dits «développés» du Nord. Aujourd’hui, la question démocratique est donc à s’inscrire dans la réflexion critique sur le «post-développement» pour dépasser les approches euro-centriques sur la modernité et le progrès. Frantz Fanon avait tout dit, en écrivant dans son célèbre livre Les Damnés de la terre, «Nous pouvons tout faire aujourd’hui à condition de ne pas singer l’Europe…, à condition de ne pas être obsédé par le désir de rattraper l’Europe… Ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des Etats, des institutions et des sociétés qui s’en inspirent». A AFROSPECTIVES, nous nous intéressons justement aux concepts de «modernité africaine ou d’afro-futurisme», qui incitent à engager un examen critique de nos savoirs endogènes pour identifier les principes, valeurs et pratiques. Lesquels pourraient être revisités, revalorisés et modernisés en vue de construire des alternatives à la rationalité, l’individualisme, le consumérisme et le destructionnisme du modèle dominant. 
 

Le mimétisme qui caractérise les vieilles élites politiques soumises aux prescriptions imposées de l’extérieur, que vous décrivez si bien, est-il la cause principale du retard de l’Afrique en matière de démocratie et de bonne gouvernance ?   

 
Prof. Augustin F.C. Holl : Les situations varient d’un pays à l’autre, et en principe tout dépend de la manière dont les indépendances ont été acquises. De nombreux régimes de l’Afrique indépendante ont été mis en place par la puissance coloniale : Peau noire, Masque blanc selon Frantz Fanon. Tous ceux qui ont essayé d’explorer des voies autonomes ont, soit, payé de leur vie, ou pour les plus chanceux «tout simplement renversés». Il serait naïf d’attendre de ces régimes liés par des accords secrets de contribuer à l’émancipation de leurs peuples respectifs. La tentation de s’éterniser au pouvoir est largement partagée par les groupes dominants dans plusieurs pays africains. Cependant, la démocratie représentative avec ses calendriers électoraux, ses campagnes électorales dispendieuses n’est peut-être pas la seule forme de gouvernance envisageable, car elle tourne très rapidement en démagogie. La recherche de consensus peut être appliquée de manière variable selon les enjeux, à différentes échelles territoriales, articulés sur des systèmes de délégation à un niveau supérieur… Cela requiert le respect des peuples.
 

​Bon à savoir
Augustin F. C. Holl est un éminent professeur d’archéologie anthropologique. Il a été successivement professeur d’anthropologie à l’Université de Californie, San Diego, conservateur au Musée d’Anthropologie, professeur d’anthropologie et d’études afro-américaines et africaines à l’Université du Michigan, Ann Arbor (États-Unis), vice-président aux relations internationales à l’Université Paris-Nanterre (France), et directeur adjoint à l’Institut des sciences humaines et sociales (CNRS, Paris, France). Il a également été directeur du Centre de recherche sur l’Afrique à l’Université de Xiamen. Il est président du Comité scientifique international pour la rédaction des trois nouveaux volumes de l’Histoire générale de l’Afrique de l’UNESCO. Il est vice-président du think tank « AFROSPECTIVES : Une Initiative de l’Afrique globale ». Quant au Dr Ali Moussa Iye, il est chercheur et écrivain djiboutien. Il a été Journaliste, Rédacteur en Chef d’un journal hebdomadaire, Directeur de la Presse et de l’Audiovisuel à Djibouti avant de rejoindre l’UNESCO en 1996. Il a été Coordinateur du programme Culture de la Paix de l’UNESCO dans la Corne de l’Afrique. M. Moussa Lye a, ensuite, assuré le suivi de la Conférence mondiale de Durban contre le racisme (2001, Afrique du Sud), de 2002 à 2004. Il a été à la tête du Département «Histoire et Mémoire pour le dialogue» de 2004 à 2019 et a dirigé trois programmes phares de l’UNESCO portant sur l’Histoire, la Mémoire et les Héritages partagés : « Les Histoires générales et régionales, la Route de l’esclave et les Routes de la soie ».  Dr Ali a, notamment, coordonné le développement des contenus pédagogiques sur la base de de l’Histoire générale de l’Afrique et la rédaction des trois derniers volumes de cette prestigieuse collection. Il est, actuellement, président du think tank « AFROSPECTIVES : Une initiative de l’Afrique globale ».

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