Interview avec Omar Benjelloun : “Il y a une volonté de nous orienter vers une Justice expéditive”

Omar Benjelloun, avocat et membre du Bureau exécutif de l’Association des Barreaux du Maroc, revient sur les zones d’ombre de la réforme de la Justice qu’il qualifie de tournant autoritaire. Selon lui, la Procédure pénale peut subir le même sort que la Procédure civile en cas d’examen de constitutionnalité. Entretien.

 

-La Procédure civile est déclarée inconstitutionnelle. Vous, à l’instar des autres avocats, poussez un soupir de soulagement. Quelle sera la prochaine étape ?

 

Il faudra tout revoir. La Cour Constitutionnelle a invalidé plusieurs articles notoirement attentatoires à la Constitution, dont l’article 17 qui donne le pouvoir au procureur du Roi de remettre en cause un jugement définitif en appel ou en cassation. Il s’agit incontestablement d’une atteinte à la stabilité juridique et, pis encore, au principe de l’autorité de la chose jugée sans parler de l’indépendance du pouvoir judiciaire qui prend là un sacré coup.

 

Le Parquet, je rappelle, est l’avocat public et il est considéré par la Justice française, par exemple, comme une autorité administrative. Heureusement que la Cour Constitutionnelle a arrêté cette hémorragie aux conséquences irréversibles. Prenons aussi le cas de la défense qui a été largement affaiblie par la réforme. Il était interdit aux avocats de répliquer aux procureurs au niveau du tribunal administratif, ce qui est complètement aberrant. N’oublions pas aussi le plafonnement des recours en appel et en cassation qui, à mes yeux, allait établir une justice pour les riches et une autre pour les pauvres.

Disons les choses telles qu’elles sont : C’est un apartheid judiciaire. La Cour Constitutionnelle s’y est opposée clairement et nous nous en félicitons puisque cela aurait été dangereux si c’était entériné. Nous aurions assisté à un tournant injuste de la Procédure civile qui aurait rendu notre Justice en décalage avec la Constitution et les engagements internationaux du Maroc et les acquis démocratiques que le Royaume a accumulés tout au long de ces dernières années. Maintenant, le ministère doit revoir sa copie, tant mieux pour les Marocains et les Marocaines. Espérons que d’autres réformes controversées suivent le même chemin.

 

 

-Vous faites allusion à la Procédure pénale qui a été aussi critiquée violemment par les avocats. Quels sont les aspects problématiques qui puissent être révoqués au cas où le texte serait soumis à la Cour Constitutionnelle ?

 

Le texte qu’on juge inique a été adopté uniquement grâce à la supériorité numérique de la Majorité au Parlement. Mais, nous espérons un examen de constitutionnalité mais un tel scénario est difficile du moment que la Cour n’a pas été saisie par les présidents des deux Chambres du Parlement dans les délais impartis, comme ce fut le cas de la Procédure civile. Il y a, cependant, deux possibilités : soit une initiative royale ou l’intervention du Chef du gouvernement, mais cela m’étonne puisqu’il s’agit d’un texte voté par sa Majorité.

C’est une réforme extrêmement dangereuse sur les droits et les libertés des justiciables. Durant la garde à vue, l’intervention de l’avocat dès le début n’a pas été retenue. Pis encore, le parquet a gardé le monopole de qualification des crimes au détriment des magistrats de siège qui n’ont pas voix au chapitre. Une fois que le Procureur du Roi décide s’il y a délit ou crime et qualifie l’infraction, le juge est tenu de la respecter jusqu’au bout. Je peux vous citer un tas d’autres exemples.

Prenons celui du procès-verbal de police qui demeure, quoi qu’on dise, incontestable. Cela signifie que vous avez beau avoir des preuves irréfragables, vous aurez de fortes chances que le magistrat, souvent par autocensure ou par pragmatisme, aille dans le sens du PV de police dans la mesure où la loi le permet. C’est inquiétant pour l’Etat de droit. On a aussi asséné un sacré coup à la société civile en l’empêchant de saisir la Justice dans les affaires de corruption concernant les deniers publics, contrairement aux conventions internationales signées par le Maroc.

 

 

“Maintenant, le ministère doit revoir sa copie, tant mieux pour les Marocains et les Marocaines. Espérons que d’autres réformes controversées suivent le même chemin”

 

 

-Les avocats n’ont eu de cesse de critiquer une volonté du ministère de tutelle de bâillonner le droit de la défense. L’accusation est quand même assez forte. Pourquoi ?

 

Il y avait une volonté du ministère de la Justice d’orienter les procès vers une justice expéditive qui ne tient pas assez compte du rôle de la défense en tant que contrepoids à l’accusation publique et qui porte la contradiction.

 

La défense n’est pas un luxe mais un acquis qu’il faut renforcer puisqu’elle contribue aussi à éclairer le tribunal et le juge sur les faits et la bonne exégèse de la loi pour parvenir à la vérité. En somme, lorsqu’on parcourt les textes des Procédures civile et pénale, tels que votés au Parlement, on s’aperçoit qu’on vise à imposer une justice administrative sans un véritable contre-pouvoir, ce qui est incontestablement préjudiciable au procès équitable.

 

-Le ministre, Abdellatif Ouahbi, se plaint souvent de la lenteur de la Justice. C’est sous ce prétexte qu’il justifie plusieurs mesures dans la Procédure civile dont le plafonnement des recours. C’est un moyen, à ses yeux, de permettre à la Justice de trancher les contentieux plus rapidement. Qu’en pensez-vous ?

 

Personne ne comprend, aujourd’hui, cette urgence à réformer le système judiciaire avec autant de hâte. On parle des échéances qui arrivent, comme la Coupe du Monde, mais ça me paraît assez spécieux comme argument puisque le Mondial nécessite juste des tribunaux ad hoc mobiles. On nous explique aussi la nécessité de promouvoir le climat des affaires mais cela dépend seulement des cabinets internationaux. Tout cela ne justifie pas cette offensive anti-avocat que mène le ministre de tutelle depuis son arrivée.

 

“On vise à imposer une justice administrative sans un véritable contre-pouvoir, ce qui est incontestablement préjudiciable au procès équitable”

 

 

-Certains avocats pensent que cette volonté d’aller vers une justice plus expéditive est due à l’insuffisance des magistrats qui demeurent peu nombreux par rapport aux affaires soumises aux tribunaux. Partagez-vous cette conclusion ?

 

 

Quand on plafonne les recours sur une base purement financière, cela montre qu’il y a un référentiel pro-business chez le gouvernement qui donne l’impression de ne pas attacher d’importance à la consolidation de l’Etat de droit. J’en ai l’intime conviction. J’en déduis qu’il y a une volonté de régler la question statistique, en l’occurrence le manque de magistrats, par des artifices anticonstitutionnels. Au lieu de recruter des juges à l’occasion des projets de lois de finances, on préfère restreindre l’accès à la Justice.

 

Nous avons, aujourd’hui, plus de 4000 juges – dont seulement 2800 dans les tribunaux – alors que le reste demeure clairsemé dans différentes administrations. Il faut surtout recruter des magistrats de parquet. Il est inconcevable qu’il en y ait seulement une vingtaine dans une ville comme Casablanca.

 

-Combien faut-il, selon vos estimations, de juges pour combler le déficit actuel ?

 

Je trouve qu’il nous faut environ 10.000 magistrats pour garantir un fonctionnement normal de l’appareil judiciaire et alléger la charge qui pèse aujourd’hui sur les prétoires. Prenons juste l’exemple de la justice de famille qui demeure confrontée à une charge de travail énorme avec les 800.000 affaires de divorce par an. Celles-ci sont gérées par moins de 80 magistrats ; ça peut paraître hallucinant, mais c’est la réalité. Il en va de même pour la justice pénale, correctionnelle et commerciale… Imaginez qu’un magistrat traite actuellement l’équivalent de 600 à 1200 dossiers par an alors qu’il est censé en trancher une cinquantaine. Ce n’est plus une justice, c’est une usine à produire de mauvais verdicts !

 

-Les relations entre les Barreaux et le ministre de la Justice sont depuis longtemps tendues, c’est le moins que l’on puisse dire. Le dialogue est moins tumultueux actuellement ?

 

La colère persiste encore contre ce que nous appelons un tournant autoritaire contre lequel les avocats ont toujours résisté. Heureusement que notre profession est solidement organisée, ce qui nous permet de parler d’une seule voix et de l’imposer dans les négociations avec le gouvernement. Pour répondre à votre question, le dialogue a été rétabli avec la rupture, mais nous regrettons que les engagements du ministère ne soient pas tenus à plusieurs niveaux. L’arrêt de la Cour Constitutionnelle vient nous le démontrer une nouvelle fois.

 

 

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