​MAGAZINE : Mustapha Bakbou, le blues du guembri

Parti le 8 septembre à 72 ans, le maâlem laisse derrière lui des orphelins entre admirateurs, disciples et inconditionnels. Ceux qui ne le connaissent pas, le découvrent au sein de Jil Jilala ou au Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira. Seulement, son parcours est bien plus fourni que cela. Il lègue un gouffre rempli de vide que les larmes ne peuvent combler. Demeurent les souvenirs…

En 2014, Mustapha Bakbou rencontre à Essaouira le bassiste américain Marcus Miller, l’un des piliers de fin de carrière de Miles Davis pour lequel il compose quelques titres et produit l’album « Tutu » notamment. Les deux musiciens s’apprêtent à fusionner sur la grande scène du Festival Gnaoua. La veille de cette collaboration, le maâlem offre une soirée intime à la Résidence Mahdi, aujourd’hui fermée. Bakbou est fébrile et appréhendant. Il répète à tue-tête : « Que Dieu fasse que la prestation de demain se passe bien pour moi. » Une fois sur scène, la balance penche vers Bakbou qui prend tout l’espace musical ou presque. Miller est impressionné. Il déclare bien plus tard à propos de cette expérience-révélation : « J’ai rencontré le maître Bakbou lors du festival d’Essaouira, consacré aux musiques gnaouies. Il jouait du guembri de façon très percussive, dans un style que je croyais avoir été inventé dans les années 60 par Larry Graham ! Décidément, l’Afrique est à la source de tout. J’ai d’ailleurs retrouvé le même rythme un peu plus tard à São Paulo : écoutez des karkabous gnaouas et le tambourin dans la samba, c’est très similaire. Toujours est-il que, après le concert, on m’a offert un guembri et j’ai pas mal pratiqué depuis.

J’en joue sur Afrodeezia : pas sûr que Bakbou apprécierait s’il entendait… » Mais Mustapha Bakbou en a vu d’autres, Carlos Santana par exemple. Le fin musicien, doublé d’un maâlem d’une immense spiritualité, déverse un charisme qu’il enveloppe d’obligeance. Un caractériel aussi qui marche sur ses propres pas. Sa vie, il la consacre à l’art, le sien, un agrégat de notes, de rythmes et de dévotion. Il est le maître qu’on écoute lorsqu’il daigne aligner des phrases. Son instrument parle pour lui et laisse perplexe. Des jets de paroles à déchiffrer jusqu’à épuisement, jusqu’à déposer les armes. Maâlem Mustapha Bakbou, avec son sourire en coin, donne libre court à des interprétations qui s’avèrent vaines. Ce qu’il a à transmettre, il le susurre aux cordes de son hajhouj/ guembri. Une « lila » en sa compagnie est une thérapie pour qui sait se vautrer dans la sinuosité des messages qui coulent à flots jusqu’à la levée du jour. Et les cris se font poésie.

Tradition ancestrale

A Marrakech où il voit le jour, Mustapha est happé par les rythmes gnaouis à la maison, son père étant un maître du genre, son frère également. A 12 ans, c’est le dépucelage : le pré-adolescent accompagne son géniteur aux lilas, initiation sérieuse à tagnaouite. Ces cérémonies sont ainsi décrites par l’anthropologue et ethnologue français Bertrand Hell dans « Le Tourbillon des génies au Maroc avec les Gnawa » : « Les étapes sont ponctuées par le sang et le sucre, le rire et l’extase, les couleurs et les parfums, la danse et la fureur, le jeu et le drame. » Mustapha taquine d’abord les krakebs (crotales), histoire de s’initier à une aventure qui s’avère longue. Il se fait la main auprès de son frère maâlem Ahmed. Il lui faut attendre le début des années 1970 pour faire connaissance avec le hajhouj et devenir (jeune) maâlem. Dans le milieu gnaoui, le nom de Mustapha Bakbou commence à se répandre. A tel point qu’en 1972 déjà, Hamid Zoughi et le groupe Jil Jilala partent à Marrakech à la recherche de la nouvelle perle. Une fois arrivés, on les informe que le musicien est en escapade à Essaouira. Lorsqu’ils se rendent sur place, on leur parle plutôt d’un jeune et excellent gnaoui du nom de Abderrahmane Paco. Ainsi, le choix tombe sur ce dernier.

Entre-temps, Bakbou plonge dans l’univers ghiwani en intégrant l’ensemble Noujoum Al Hamra aux côtés de Aziz, Azeddine, El Bidaoui et Bakour. Il rejoint ensuite la formation Rou’at Assahra qu’il quitte rapidement. Parallèlement à ses activités dans tagnaouite, Mustapha multiplie timidement les expériences. En 1984, il devient membre tonitruant de Jil Jilala. Il participe avec eux en 2002 au long métrage d’Imane Masbahi « Le Paradis des pauvres ». Il y côtoie, entre autres, Naïma El Mcherqui, Touria Jabrane, Salah-Eddine Benmoussa. Mais Bakbou est essentiellement un gnaoui invétéré : « “Tagnaouite” est une tradition ancestrale que nous avons héritée de nos ancêtres. J’espère que nos jeunes et futurs gnaouis sauront la garder précieusement pour qu’elle ne se perde pas. C’est un patrimoine qu’il faut préserver pour ne pas en atténuer les fondements et les messages. » Le journaliste et écrivain Arbi Riad rappelle que « la présence de Bakbou a transcendé la scène gnaoua, car il est devenu l’une des figures les plus importantes de cette expérience en rejoignant le groupe Jil Jilala dans les années 1980, laissant une empreinte distincte dans un certain nombre de chansons, notamment « As-Salam Aleikum », « Al-Qalb Al-Maskun » et « Qallat Zahdi », en plus d’autres œuvres immortelles telles que « Ya Douk Laimine » et « Ya Asafa ‘Alik ». Le maître, avec Abderrahmane Paco, a formé une force créatrice qui a soutenu l’expérience ghiwanie et a contribué à enrichir les groupes de jedba, demeurant ainsi une partie de l’identité artistique marocaine. Bakbou était un ambassadeur du hajhouj, instrument qui l’a accompagné tout au long de sa carrière. Il a fait découvrir la chanson marocaine dans plusieurs pays arabes grâce aux tournées artistiques effectuées avec Jil Jilala. » Mustapha Bakbou est donc parti, avec lui un amas de rêves et de souvenirs. Grand maâlem tu étais, grand maâlem tu demeureras.
 

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