Le silence comme faillite morale!

Le silence des artistes et des intellectuels face au génocide à Gaza n’est pas un détail, ni un fait conjoncturel : il est le symptôme d’une faillite morale profonde. Jadis, ces voix dénonçaient l’injustice, rompaient avec la complaisance des puissants et se tenaient aux côtés des opprimés. Des figures québécoises comme le cinéaste Pierre Falardeau ou le syndicaliste Michel Chartrand manifestaient régulièrement, haut et fort, leurs indignations et leurs colères. « Vive la Palestine libre », ils le disaient à qui veut ou ne veut pas l’entendre.

Pendant trente-cinq ans, j’ai reçu des artistes en prison à Montréal, dans le cadre de mon programme radiophonique Souverains anonymes, pour soutenir les personnes incarcérées dans leurs efforts de réhabilitation. Mais depuis une vingtaine d’années, les vedettes se faisaient de plus en plus rares, ou hésitaient à adhérer à cette cause pourtant noble. Seuls quelques rares courageux acceptaient de franchir les murs de la prison.
 
Aujourd’hui, le mutisme des artistes face à Gaza sidère. Non pas qu’ils ignorent ce qui s’y passe, mais parce qu’ils préfèrent ne pas le dire. « Ce n’est pas clair, ce qui se passe là-bas », m’a confié un artiste dont je tairais le nom. Ce refus d’assumer la parole publique, sous de faux prétextes, s’inscrit dans ce que la philosophe française Cynthia Fleury a nommé La fin du courage : un monde où l’on se protège davantage qu’on ne protège les autres.
 
Le courage politique ne naît pas de calculs stratégiques ni de compromis prudents : il plonge ses racines dans le courage moral, celui qui pousse à dire « non » quand tout incite au silence. Or, lorsque les intellectuels renoncent à cette exigence éthique, ils abandonnent la possibilité d’une action politique véritable. Leurs prises de parole, quand elles existent, se réduisent à des gestes cosmétiques, calibrés pour ne froisser personne, et donc incapables de transformer le réel.
 
Certes, il faut reconnaître la force de la peur : peur d’être ostracisé, réduit au silence médiatique, de perdre financements, postes ou reconnaissance. Mais n’est-ce pas précisément dans la confrontation à ces risques que se mesure le courage ? Celui qui se tait pour protéger sa carrière choisit son confort au détriment de la dignité d’autrui. Son silence devient alors une complicité tacite avec la violence.
 
En se taisant, les intellectuels ne se contentent pas de faillir à leur mission critique : ils appauvrissent le débat public et fragilisent la démocratie elle-même. Car une démocratie sans voix dissidentes est une démocratie morte. Les minorités persécutées, les peuples massacrés, ne trouvent plus de relais dans l’espace symbolique. L’histoire nous apprend que les régimes autoritaires commencent toujours par réduire la parole libre, mais que parfois, c’est la société elle-même qui s’impose une autocensure, par confort ou par peur.
 
Il est relativement aisé pour un artiste de se faire le porte-parole d’une cause consensuelle : la prévention du suicide, la défense des sans-abris, la protection des rivières menacées, etc. Ces engagements, tout à fait louables, rejaillissent positivement sur l’image publique de l’artiste et renforcent son prestige. En retour, la cause bénéficie d’une visibilité accrue auprès du grand public. Mais il ne faut pas se méprendre : dans bien des cas, il n’y a pas là de véritable courage, mais un simple échange, presque une transaction symbolique. C’est du donnant-donnant, une forme de « business » moral.
 
En revanche, lorsqu’un artiste choisit d’appuyer une cause controversée, comme celle du peuple palestinien, il sort du confort des consensus et s’expose à des représailles concrètes. Des figures comme Roger Waters, cofondateur de Pink Floyd, ont accepté de prendre ces risques, sacrifiant parfois leur réputation dans certains milieux, leur carrière, voire leurs sources de revenus, au nom d’une fidélité à la justice. Lorsque le comédien Julien Poulin avait brandit le drapeau du Hezbollah pour manifester son appui aux Libanais victimes des attaques d’Israël en 2006, il fut sermonné publiquement à l’émission Tout le monde en parle. L’impression retenue de son passage devant deux millions de téléspectateurs fut celle d’un artiste engagé contraint de faire son mea culpa pour avoir soutenu un peuple agressé ! Disons que ce n’est pas le genre d’événement qui incite au courage…
 
À cette lumière, la situation d’organismes comme Artistes pour la Paix, fondé au Québec il y a quarante-trois ans, est révélatrice. Apprendre que cette association est aujourd’hui menacée de disparaître, faute d’attention médiatique, en dit long sur le climat ambiant. Car si le courage moral se fait rare chez les artistes eux-mêmes, il se fait tout aussi rare dans les sphères médiatiques qui façonnent leur visibilité. Les médias, en privilégiant les causes neutres et « rentables » en termes d’audience, condamnent des voix réellement critiques à la marginalité, voire à l’invisibilité. Ainsi, ce n’est pas seulement le monde artistique qui faillit, mais tout un système de communication qui hiérarchise les luttes selon leur degré de commodité et qui décide silencieusement de ce qui mérite d’exister dans l’espace public. Quel artiste-vedette oserait embarquer avec sa guitare sur l’un de ces 44 bateaux, aux côtés des 500 volontaires qui tentent d’apporter une aide à un peuple affamé, alors qu’aucun grand média n’en parle ?
 
Le silence n’est pas une simple absence de mots : il est une abdication, une désertion. Le courage moral, loin d’être un héroïsme surhumain, est au contraire la fidélité à une exigence minimale : témoigner de l’injustice, refuser de détourner les yeux. Sans ce socle, le courage politique devient impossible. En renonçant à parler, les artistes et intellectuels ne perdent pas seulement leur honneur : ils laissent s’installer l’idée qu’il est possible de tuer sans que personne ne dise « non ».
 
Quel mot pour qualifier cette abdication muette face à l’injustice ?
Je vous laisse deviner.
 
 
Mohamed Lotfi
15 septembre 2025
 
 
 
 

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