Au Maroc, le malaise social qui s’exprime ces derniers mois à travers les rues et les réseaux n’est pas seulement un cri du cœur populaire. Il traduit aussi une crise au sommet, une tension silencieuse entre différentes élites qui ne parlent plus le même langage, ne partagent plus la même vision et, parfois, ne se reconnaissent même plus entre elles.
Une élite qui se multiplie… mais qui se sent bloquée
Depuis deux décennies, le Maroc a formé près de 250 000 diplômés de l’enseignement supérieur par an, un chiffre multiplié par quatre depuis le début des années 2000. Pourtant, plus de 27 % des jeunes diplômés restent au chômage, selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP, 2024).
L’ambition s’est démocratisée, mais pas les opportunités. De nombreux jeunes cadres, enseignants ou entrepreneurs peinent à accéder à des postes de décision. Leur frustration n’est pas celle de l’échec, mais de l’impossibilité de contribuer à un système verrouillé par des cercles d’influence anciens.
Quand la richesse se concentre, la confiance s’effrite
La réussite économique du Maroc est réelle : le PIB a franchi les 140 milliards de dollars en 2024, et la croissance se maintient autour de 3,2 % selon la Banque mondiale. Mais derrière ces chiffres, les inégalités se creusent : les 10 % les plus riches détiennent près de 53 % du revenu national, contre seulement 3 % pour les 10 % les plus pauvres. Le revenu moyen d’un ménage urbain est aujourd’hui presque deux fois supérieur à celui d’un ménage rural. Cette concentration de la richesse, combinée à un taux de chômage global de 12 %, alimente une défiance croissante vis-à-vis des institutions. Les classes moyennes, moteur traditionnel de stabilité, voient leur pouvoir d’achat s’éroder et leurs perspectives s’amenuiser.
Des élites qui ne se ressemblent plus
Le Maroc d’aujourd’hui n’a pas une seule élite, mais plusieurs : politique, économique, culturelle, régionale et numérique. Les élites politiques traditionnelles peinent à renouveler leur discours — la participation électorale n’a pas dépassé 36 % en 2021, signe d’un désintérêt massif. À côté d’elles, de nouvelles élites émergent : jeunes entrepreneurs, chercheurs, artistes, journalistes indépendants ou influenceurs. Elles incarnent une autre vision du pays : plus transparente, plus participative, mais souvent en décalage avec les logiques institutionnelles. Le dialogue entre ces mondes devient difficile. La fracture n’est plus seulement sociale ; elle est aussi symbolique et générationnelle.
Une jeunesse lucide et connectée
Le Maroc compte plus de 11 millions de jeunes de moins de 25 ans, soit un tiers de la population. Près de 90 % d’entre eux utilisent les réseaux sociaux, selon l’ANRT (2024), et beaucoup s’en servent pour exprimer des opinions politiques, sociales ou culturelles. Cette jeunesse, instruite et lucide, ne rejette pas le pays, mais demande à y participer autrement. Elle aspire à plus de transparence, de mobilité et de sens. Sa créativité s’exprime à travers des campagnes citoyennes, des projets culturels ou des mouvements associatifs. C’est une énergie considérable, mais encore trop peu reconnue par les circuits institutionnels.
Le défi du renouvellement
Le Maroc se trouve à un moment charnière. La stabilité du pays repose de plus en plus sur la capacité de ses dirigeants à renouveler le contrat social. Pour restaurer la confiance, il faudra :
• Ouvrir les espaces de décision aux jeunes et aux femmes, dont la représentation reste inférieure à 25 % dans les institutions élues.
• Encourager la mobilité régionale et professionnelle, encore freinée par les inégalités territoriales.
• Redonner du souffle à la classe moyenne, épuisée par la hausse du coût de la vie (+4,9 % d’inflation moyenne en 2023).
• Faire de la culture, de la science et de la participation citoyenne des leviers de cohésion plutôt que de division.
Un pays à la croisée des chemins
Le Maroc n’est pas en crise, il est en transition. Mais une transition sans dialogue peut vite se transformer en rupture. Entre un passé de stabilité et un avenir d’exigence démocratique, le pays doit inventer un nouvel équilibre des élites : plus inclusif, plus équitable et plus ouvert.
« La réussite durable ne viendra pas d’un cercle fermé, mais d’une société capable de faire confiance à ses propres forces vives. »
Badr Bellahcen
Entrepreneur social