Neurochirurgienne, Joudia Touri a toujours regardé vers le ciel. Aujourd’hui, son rêve est plus proche que jamais de se réaliser. Elle fait partie des candidats au programme SERA (Space Exploration & Research Agency) de Blue Origin, visant à envoyer des civils en vol suborbital à bord de la fusée New Shepard. Interview.
Vous faites partie des jeunes Marocains ayant présenté une candidature pour un vol suborbital à bord de la fusée New Shepard, via le programme SERA. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le programme SERA et ce qui vous a poussée à y postuler spécifiquement ?
Le programme SERA (Space Exploration & Research Agency), en partenariat avec Blue Origin, a lancé un ambitieux projet de vol suborbital destiné à ouvrir l’espace à des citoyens du monde entier.
Six sièges ont été réservés à bord de la fusée New Shepard, offrant à six individus la possibilité de devenir astronautes et, pour certains, les premiers représentants de leur nation dans l’espace. Ce programme vise ainsi à rendre l’accès à l’espace plus inclusif. Ce n’est pas seulement une opportunité de voyager au-delà de notre atmosphère, mais également une plateforme pour apprendre, inspirer et contribuer à la recherche.
Postuler au concours SERA était pour moi une évidence. C’est un rêve d’enfance, et qui devient aujourd’hui plus tangible. Par ailleurs, en tant que neurochirurgienne passionnée par la médecine spatiale, je vois dans ce programme un pont entre deux univers : celui de la science médicale et celui de l’exploration spatiale.
Et puis, il y a une conviction profondément patriotique. Il est temps que le Maroc affirme sa place à cette frontière de l’humanité, et qu’il prenne part, pleinement et fièrement, à cette ère scientifique qui redéfinit notre rapport au monde, à la connaissance et à l’avenir.
Comment combinez-vous votre préparation physique et mentale de candidate spatiale avec votre carrière de neurochirurgienne ?
Le concours SERA se déroule pour l’instant entièrement en ligne, ce qui me permet de poursuivre mon métier sans grande entrave. Si j’ai la chance d’accéder à la phase finale, il me faudra évidemment mettre ma carrière entre parenthèses le temps de quelques semaines, un petit sacrifice pour une si grande aventure. La préparation physique reste donc modérée pour l’instant, mais elle s’intensifie à mesure que le projet progresse. Quant à la préparation mentale, elle est au cœur de toute mission spatiale, et c’est sans doute celle que je maîtrise le mieux. La neurochirurgie est un chemin long, exigeant, parfois implacable. Mon parcours académique a été intense, mais j’y ai toujours vu une école de dépassement de soi. J’y ai appris la discipline, la résilience, et cette alliance subtile entre la rigueur scientifique et la compassion humaine. Mon mental est donc prêt, forgé au feu des épreuves, savoir rester lucide face à l’inattendu, transformer le stress en force, ne jamais perdre ses moyens quand tout vacille. Le bloc opératoire et l’espace partagent cette étrange parenté, chacun exige précision, calme et courage. Et dans chacun d’eux, j’entrevois la complexité et la beauté de l’univers.
En tant que neurochirurgienne, quel est l’effet de l’environnement spatial sur le cerveau qui vous intéresse le plus ?
Rien n’éveille ma curiosité autant que les secrets du cerveau humain. Les études confirment que l’environnement spatial agit sur lui de manière complexe et multiple, touchant sa structure, sa fonction cognitive, son adaptation sensorimotrice, et bien plus encore. Ce qui me fascine particulièrement, c’est la plasticité cérébrale face à la microgravité, cette danse subtile entre contrainte et adaptation. Le cerveau humain, conçu pour évoluer dans un environnement gravitationnel constant, doit en apesanteur recalibrer sans cesse ses repères sensoriels : vision, proprioception, équilibre… réinventer ses circuits et parfois même remodeler sa structure pour s’adapter. En microgravité, les fluides corporels migrent vers la tête, provoquant une augmentation de la pression intracrânienne. Cela peut élargir les ventricules, influencer l’équilibre, le sommeil, et même la vision. Ces changements obligent le cerveau à développer de nouvelles stratégies adaptatives, et certains effets peuvent persister après le retour sur Terre, comme l’ont montré des résultats d’IRM. Les radiations cosmiques, elles, constituent un défi considérable : elles peuvent endommager les neurones, perturber la communication cellulaire et augmenter le risque d’inflammation cérébrale. Sur Terre, des modèles similaires apparaissent dans certaines maladies neurodégénératives, offrant ainsi de nouvelles pistes pour la recherche médicale. Notre organe le plus complexe se réinvente donc dans ces conditions extrêmes. Comprendre ces adaptations n’est pas seulement crucial pour la sécurité et la performance des astronautes, c’est aussi une fenêtre sur la résilience du cerveau humain, révélant ses limites, son potentiel et sa flexibilité, avec des implications directes sur Terre, notamment pour les pathologies liées à l’équilibre, à la cognition ou aux maladies neurodégénératives.
Quel serait le sens profond pour vous de devenir la première Marocaine dans l’espace, même pour un vol suborbital ?
Plusieurs talents marocains contribuent déjà à des programmes spatiaux, des réalisations tout aussi importantes et impactantes – mais nous restons au sol, et l’espace demeure un territoire physiquement inexploré pour nous, hommes et femmes confondus. En tant que Marocaine, réussir ce défi de voyager dans l’espace signifierait porter notre drapeau là où il n’a jamais été représenté.
De surcroît, rejoindre les rangs de celles qui ont déjà conquis l’espace serait bien plus qu’un accomplissement personnel, ce serait un symbole fort pour toutes les Marocaines. La représentation est un levier essentiel. Voir une femme marocaine réussir, c’est autoriser tant d’autres à rêver.
Aucune mésaventure, aucun obstacle n’a jamais ébranlé ma conviction que l’ambition n’a pas de genre. Oui, il arrive que les femmes doivent lutter davantage pour obtenir les mêmes victoires mais c’est dans cette lutte que se forge la grandeur de nos réussites. Que chaque Marocaine trouve, à travers cette aventure, la preuve qu’elle peut, elle aussi, tracer sa propre voie, et participer, si elle le désire, à la conquête d’un avenir plus audacieux. Un avenir où elle trouve sa place, non parce qu’on la lui accorde, mais parce qu’elle l’a créée. Mon rêve spatial n’est donc pas seulement une quête individuelle, mais une aspiration collective. Il s’agit d’élargir le champ du possible pour le Maroc, pour les femmes, et pour les générations à venir. Ce premier pas, aussi modeste soit-il, pourrait marquer le début d’une aventure bien plus grande.
Enfin, quel soutien espérez-vous du Maroc ou de la diaspora pour développer la médecine spatiale dans la région ?
La médecine spatiale reste un territoire presque vierge au Maroc, un champ à explorer. C’est une discipline restreinte, essentiellement centrée sur la recherche et en étroite synergie avec les missions spatiales. L’une ne peut exister sans l’autre. Soutenir cette spécialité, c’est donc investir dans l’écosystème spatial dans son ensemble. C’est investir dans l’innovation, dans la recherche biomédicale, et dans l’image d’un Maroc tourné vers l’avenir.
Des initiatives comme la MASS (Moroccan Association for Space Studies) et la MISI (Moroccan Initiative for Space Industry) s’inscrivent dans cette dynamique. La première organise des ateliers et des compétitions pour promouvoir l’exploration spatiale au Maroc, contribuant à éveiller les vocations et à renforcer les compétences locales. De son côté, la MISI œuvre à bâtir un écosystème dynamique pour l’industrie spatiale marocaine. Mais l’engagement doit être plus profond, à la fois structurel et symbolique. Structurel, par la création de programmes de recherche, de bourses, et de partenariats avec les institutions internationales déjà actives dans le domaine. Symbolique, en valorisant la recherche scientifique et les carrières spatiales comme des piliers du futur marocain. La diaspora, elle, peut devenir un véritable pont. Au-delà des institutions, c’est l’élan humain qui fait la différence. Cela signifie croire au possible avant qu’il n’existe, tout en comptant sur le pays pour offrir les conditions et opportunités permettant de concrétiser cette vision.
C’est dans cette énergie collective que naîtront les pionniers de demain et je souhaite que le Maroc en fasse partie. En participant à des programmes comme SERA, j’espère mettre en lumière le potentiel du Maroc dans l’exploration spatiale, et inspirer d’autres à franchir ce pas.
Recueillis par
Safaa KSAANI