Enseignement public : Le grand décrochage des classes préparatoires scientifiques

Alors que les élèves du Lydex se distinguent chaque année par leurs brillants résultats aux concours des grandes écoles françaises, ceux du secteur public voient, à l’inverse, leur classement reculer, signe d’un déclin généralisé de la qualité de l’enseignement dans les classes préparatoires publiques.

Depuis son ouverture en 2015, le Lydex (Lycée Mohammed VI d’Excellence) de Benguerir attise la curiosité et l’admiration de la presse internationale. Et pour cause : cet établissement d’excellence, financé par la Fondation OCP, rivalise avec les meilleures classes préparatoires françaises en termes de performances de ses élèves aux concours des grandes écoles. En moyenne, le Lydex parvient à faire admettre 12% de ses élèves de la filière mathématiques-physique (MP) à la prestigieuse École polytechnique, véritable graal pour les futurs ingénieurs. En 2024, ils étaient 16 à y décrocher une place, contre 20 l’année précédente. Les résultats sont tout aussi éloquents pour les autres concours, avec 44 étudiants admis aux Mines-Ponts et 16 à Centrale Supélec.
 
Mais si cette institution caracole en tête des classements grâce au niveau de ses élèves et à la qualité de l’enseignement dispensé, il n’en va pas de même pour les classes préparatoires publiques (CPGE) relevant du ministère de l’Éducation nationale.
 
Le lycée Moulay Youssef de Rabat, jadis considéré comme le plus réputé et le plus sélectif du pays avant la création du Lydex, n’a réussi cette année à envoyer aucun élève à l’École polytechnique ni aux Mines-Ponts, et seuls six candidats ont franchi l’épreuve écrite de Centrale. “Loin est l’époque où ce lycée envoyait chaque année une dizaine de ses élèves à l’École polytechnique. Aujourd’hui, même l’admissibilité à ce concours d’élite relève de l’exception”, regrette un enseignant.
 

Hiérarchie implicite
 
La situation n’est guère plus reluisante pour les vingt-huit autres centres CPGE publics du pays. Selon le directeur de l’un de ces établissements, une hiérarchie implicite s’est installée dans ce cycle sélectif. Le Lydex, en tête, suivi des écoles privées, visent les grandes écoles françaises les plus renommées, tandis que les élèves du public se contentent souvent de lutter pour un classement honorable au Concours national commun (CNC), menant aux écoles d’ingénieurs marocaines.
 
Cette inquiétante baisse de niveau s’explique aussi bien par des facteurs pédagogiques, organisationnels et financiers que par un certain laisser-aller de la part du ministère de tutelle. À la question de savoir pourquoi son centre CPGE ne rivalise pas avec le Lydex, le directeur d’un établissement public réplique tout de go : “Notre système éducatif étant ce qu’il est, les élèves capables d’intégrer Polytechnique sont une denrée rare. Ils partent tous au Lydex, où ils bénéficient de bien meilleures conditions de réussite”.
 
Ce siphonage ne concerne pas seulement les élèves les plus brillants, mais également les professeurs les plus expérimentés. “Les partenariats public-privé permettent aux meilleurs professeurs agrégés du secteur public d’être mis à la disposition de fondations telles que le Lydex ou le Lycée d’Excellence Mohammed VI de Casablanca, ainsi que d’établissements privés, comme les classes préparatoires Abou El Kacem Zahraoui à Rabat”, nous explique Mustapha El Moujahid, secrétaire national du Syndicat national des professeurs agrégés du Maroc (SNAM).
 

Déficit d’enseignants
 
Ces professeurs agrégés sélectionnés dans le cadre du partenariat public-privé voient non seulement leur salaire augmenter jusqu’à 120% de celui perçu dans la Fonction publique, mais aussi leurs conditions d’exercice s’améliorer considérablement, grâce à un environnement de travail doté de tous les équipements et moyens nécessaires à l’enseignement.
 
L’envers du décor est que cette situation crée un déficit de personnels et de compétences dans les CPGE publiques. “Nous ne disposons plus d’un nombre suffisant de professeurs agrégés pour assurer l’enseignement dans le public, ce qui entraîne une surcharge de travail, un stress supplémentaire et, inévitablement, une baisse de la qualité de l’enseignement dispensé”, nous apprend Mustapha El Moujahid.

Certains enseignants se retrouvent avec des classes de 36 élèves, contre une dizaine seulement au Lydex, par exemple, et sont contraints d’effectuer des heures supplémentaires qui portent leur volume horaire hebdomadaire jusqu’à 21 heures, alors qu’il devrait normalement être limité à 12 heures.

De plus, le ministère peine à recruter de nouveaux profils, l’agrégation étant un parcours long et difficile, comprenant deux années de formation avec un concours à l’entrée et un autre à la sortie, tandis que les salaires proposés restent peu attractifs. Beaucoup de candidats préfèrent ainsi poursuivre un doctorat et se tourner vers l’enseignement supérieur.
 

Des enseignants démotivés
 
Faute d’expérience et de temps, les enseignants de première année n’arrivent jamais à boucler les programmes de mathématiques ou de physique-chimie. Certes, ils sont particulièrement chargés, mais cela est devenu la norme dans les CPGE publiques. Nous passons donc en deuxième année avec d’importantes lacunes difficiles à combler”, témoigne Ayman Barakat, président du Bureau des étudiants des CPGE au Maroc.
 
Autour de cette réalité s’est développé un business parallèle des cours particuliers, attirant des élèves angoissés à l’idée d’être largués en deuxième année. “Certains enseignants proposent, durant l’été, des cours intensifs pour rattraper des chapitres essentiels comme l’électromagnétique ou la thermodynamique. Ces sessions s’étalent de 8 heures du matin à 8 heures du soir, de juillet à septembre, à raison de 75 dirhams l’heure”, nous révèle Ayman Barakat.

En seconde année, considérée comme la phase charnière des classes préparatoires puisqu’elle se conclut par les concours, l’écart entre l’enseignement dispensé aux élèves du public et celui dont bénéficient les autres se creuse davantage. Si, au Lydex, les enseignants sont récompensés en fonction des résultats obtenus par leurs élèves, il n’existe rien de tel dans le public.

On sentait que nos enseignants de deuxième année avaient beaucoup à donner, mais qu’ils ne le faisaient plus, par lassitude et démotivation”, regrette Ayman Barakat, qui poursuit aujourd’hui ses études en France.

La question de la revalorisation des salaires des professeurs agrégés a fait, ces dernières années, l’objet de plusieurs grèves et de cycles de négociations avec le gouvernement. Celles-ci avaient abouti à la signature, le 26 décembre 2023, d’un accord portant sur le renouvellement du Statut unifié des enseignants, incluant notamment des dispositions relatives aux rémunérations et aux promotions des professeurs agrégés. Mais à ce jour, ces mesures n’ont toujours pas été appliquées, laissant enseignants et élèves du public livrés à eux-mêmes.
 

3 questions à Mustapha El Moujahid : “Le gouvernement n’a pas respecté ses engagements”
 En quoi consiste le système d’agrégation ?

 
Le système d’agrégation est un parcours très sélectif. Pour accéder au statut de professeur agrégé, il faut être titulaire d’un master, réussir un premier concours d’entrée, suivre ensuite deux années de formation dans un centre de préparation à l’agrégation, puis réussir un concours de sortie. C’est une formation dense et exigeante, à la fois intellectuellement et physiquement. En pratique, cela correspond à un niveau Bac+7. Les professeurs agrégés sont des enseignants polyvalents. Là où un professeur d’Université se spécialise dans un domaine précis, l’agrégé des classes préparatoires doit maîtriser et enseigner plusieurs disciplines à la fois, comme la mécanique, l’électricité, la chimie ou la physique quantique. Ce haut degré d’exigence explique la rareté de ce profil, car beaucoup renoncent face à la difficulté du parcours.
 
 

Pourquoi observe-t-on aujourd’hui un désintérêt pour l’agrégation ?

Parce qu’il n’y a plus de motivation. En 2011, un accord avait été signé entre les cinq syndicats les plus représentatifs et le ministère de l’Éducation nationale pour créer un statut particulier en faveur des agrégés. Cet accord n’a jamais été appliqué. En 2023, un nouvel accord a été conclu avec le gouvernement, représenté par les ministres de l’Emploi, du Budget et de l’Éducation nationale, prévoyant une mise en œuvre de ce statut en 2024. Nous sommes en 2025 et rien n’a encore été engagé. Le gouvernement n’a pas respecté ses engagements et cela décourage profondément les enseignants.
 
 

Quelles sont les principales frustrations des professeurs agrégés aujourd’hui ?

 
D’abord, la stagnation de carrière. Normalement, un agrégé commence à l’échelle 11, alors qu’un professeur du second cycle débute à l’échelle 10. Mais le professeur du lycée peut bénéficier de deux promotions, l’échelle 11 puis le hors-échelle. L’agrégé, lui, n’a droit qu’à une seule promotion dans toute sa carrière, vers le hors-échelle. Pour vous donner un exemple, j’ai été titularisé agrégé en 2004, j’ai évolué en 2013 et depuis, plus rien. Où est la motivation dans ces conditions ? Ensuite, il n’existe ni prime ni reconnaissance particulière. Nous sommes rémunérés sur douze mois, sans aucune gratification liée à la charge de travail ou aux résultats. Enfin, malgré une obligation hebdomadaire de 12 heures, le manque de personnel nous contraint souvent à faire jusqu’à 21 heures de cours dans les classes préparatoires. Cela devrait rester un choix, pas une obligation. Dans ces conditions, il devient difficile d’attirer ou de retenir les meilleurs profils dans l’enseignement agrégé.
  

3 questions à Ayman Barakat : “Les élèves en classes prépas sont livrés à eux-mêmes”
Comment évaluez-vous l’encadrement dans les CPGE publiques ?

– Il y a un très grand manque de personnel dans l’administration. Les membres se comptent sur les doigts d’une main, si bien que les élèves n’ont pas d’interlocuteur au niveau pédagogique ni pour leur vie étudiante. On ne peut pas concevoir que des élèves soient livrés à eux-mêmes sans encadrement. Ils ont besoin d’être guidés, soutenus et motivés durant leurs deux années d’étude. Pour les activités parascolaires, nous devions tout organiser nous-mêmes. À cela s’ajoute le manque de matériel dans plusieurs centres de classes préparatoires, certains n’ont pas les équipements nécessaires pour donner cours, et les internats sont souvent insuffisants et mal entretenus, ne permettant pas de réviser dans de bonnes conditions ni de vivre sereinement sa scolarité.
 

Le problème vient-il aussi du corps enseignant ?

– Absolument. Beaucoup de professeurs sont encore débutants, car les plus expérimentés partent vers les prépas privées ou d’excellence. Certains cumulent les deux, mais ce n’est pas toujours possible, un enseignant à Ben Guérir, par exemple, ne peut pas faire les allers-retours. Les jeunes enseignants ne manquent pas de connaissances, mais ils ont du mal à gérer le programme, qui est très chargé. Il faut de l’expérience pour savoir quand accélérer et combien d’heures consacrer à chaque leçon. En première année, personne ne termine le programme de mathématiques ni celui de physique-chimie. C’est devenu la norme, faute de savoir organiser les cours et répartir le temps.
 

Et qu’en est-il de la deuxième année ?

– Là encore, on retrouve un autre problème. Les professeurs expérimentés qui restent se concentrent souvent sur les cours de soutien, le secteur public devient une vitrine, surtout à Moulay Youssef. D’autres, pourtant compétents, sont démotivés à cause de salaires stagnants. Les prépas publiques visent désormais la facilité. Autrefois, Moulay Youssef préparait à Polytechnique, Mines-Ponts ou Centrale. Aujourd’hui, tout le monde mise sur le CNC (Concours national commun) ou le CCPINP en France (Concours commun des instituts nationaux polytechniques), des concours plus accessibles. J’étais dans une classe étoile, censée regrouper les meilleurs, mais les résultats n’ont pas été à la hauteur.

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