Face au déficit structurel enregistré dans les ALE, le Maroc doit désormais les repenser pour en faire de véritables leviers de souveraineté économique et de développement industriel. Les marchés américain, chinois et africain offrent de nouvelles perspectives, que le Royaume doit exploiter pour renforcer ses exportations et diversifier ses partenariats.
Pour notre balance commerciale, le constat est alarmant : le déficit du commerce extérieur ne cesse de s’aggraver, passant de 285,6 milliards de dirhams en 2023 à 304,9 milliards en 2024. Ce déficit est d’autant plus préoccupant qu’il augmente de 6,8% sur un an, et qu’il s’amplifie principalement vis-à-vis de pays avec lesquels nous sommes liés par des accords de libre échange (ALE), notamment la Turquie, les États-Unis et l’Union Européenne.
En effet, depuis 1996 et l’adoption d’une politique d’ouverture économique au commerce mondial, le Royaume a signé des ALE avec 56 pays, essentiellement l’UE (1996, entré en vigueur en 2000), la Turquie (2004, entré en vigueur en 2006) et les États-Unis (2004, entré en vigueur en 2006). S’y ajoutent la Jordanie, la Tunisie, l’Égypte, ainsi que le Liban et la Palestine dans le cadre de l’accord d’Agadir (2004, entré en vigueur en 2007). Avec l’ensemble de ces pays, le Maroc enregistre un déficit commercial, parfois abyssal, comme c’est le cas avec l’UE (103,2 milliards de dirhams), les États-Unis (57 milliards de dirhams), la Turquie (27,6 milliards de dirhams) et l’Égypte (12 milliards de dirhams). Ces deux derniers pays vont même jusqu’à recourir à des pratiques anticoncurrentielles, empêchant des produits marocains d’accéder à leur marché intérieur.
Épargné par le protectionnisme de Trump
Cette approche montre aujourd’hui ses limites, car elle n’a non seulement pas favorisé les exportations marocaines, mais elle ne s’est pas traduite par des investissements productifs suffisants. “La structure actuelle des ALE repose, essentiellement, sur des logiques de libéralisation tarifaire, sans intégration de véritables mécanismes de coopération industrielle ni de conditionnalités en matière d’investissements productifs, d’innovation ou de transfert technologique”, constate Hassan Sentissi El Idrissi, Président de la Confédération Marocaine des Exportateurs (ASMEX).
Pour y remédier, une nouvelle vision doit être adoptée en matière de commerce et d’exportations marocaines. À l’heure actuelle, face aux bouleversements que connaît le commerce mondial, notamment en raison de la politique protectionniste des États-Unis et des initiatives commerciales de la Chine, redistribuant ainsi l’échiquier économique, de nouvelles opportunités s’ouvrent pour les industriels marocains. D’abord, et contrairement à d’autres pays sévèrement sanctionnés par les tarifs douaniers imposés par le président américain Donald Trump, le Maroc s’en est relativement bien sorti, avec l’application d’un taux plancher de 10%. D’autres pays africains ont été moins chanceux, comme le Lesotho (50%), l’Afrique du Sud (30%), l’Algérie (30%) ou encore la Tunisie (25%).
Cela représente des opportunités considérables pour notre pays, le marché américain occupant la première place mondiale en valeur nominale. “Pourtant, à ce jour, les exportations marocaines vers les États-Unis restent marginales, représentant moins de 2% de nos ventes globales à l’export et dans une configuration mondiale du commerce extérieur marocain ne dépassant pas 0,14%”, regrette Hassan Sentissi.
Politique du “Zéro douane”
L’autre immense marché, cette fois le plus grand au monde en termes de pouvoir d’achat, la Chine, nous ouvre également ses bras. En réaction à l’offensive douanière du locataire de la Maison-Blanche, Pékin a annoncé, le 12 juin, la suppression des droits de douane sur 98% des lignes tarifaires africaines pour les produits importés de 53 des 54 pays du continent. Cette mesure couvre une large gamme de produits transformés, notamment agroalimentaires, textiles, produits du terroir et équipements légers.“Le Maroc, en tant que pays africain disposant d’une base industrielle structurée, d’un label Made in Morocco reconnu et d’une diplomatie économique dynamique, est en position idéale pour devenir un fournisseur privilégié du marché chinois, à condition d’adapter ses capacités d’exportation à ces nouvelles opportunités”, analyse le Président de l’ASMEX.
Refonte des ALE
Aux côtés de ces deux immenses marchés figure également le marché africain, porté par la mise en place progressive de la Zone de libre‑échange continentale africaine (ZLECAf), qui devrait représenter à terme un espace de quelque 2,5 milliards d’habitants, soit environ 25% de la population mondiale, selon les projections de l’ONU. L’espace africain n’est pas seulement un débouché pour nos exportations, mais aussi une occasion de positionner le Royaume comme plateforme d’investissement pour les partenaires qui souhaitent y accéder, ainsi qu’un terrain privilégié de co-investissements dans le cadre de partenariats Sud-Sud. “Dans ce contexte, il devient urgent de refondre nos accords de libre-échange pour en faire des outils stratégiques au service de notre souveraineté économique et de notre industrialisation. Cela passe par l’intégration de nouveaux piliers dans la structure de nos ALE : co-investissement, création de joint-ventures, partenariats industriels, projets de complémentarité productive, soutien à la co-exportation et à la localisation industrielle”, conclut Hassan Sentissi El Idrissi.
Soufiane CHAHID
3 questions à Hassan Sentissi El Idrissi “Nous ouvrons notre marché, mais il faut que cela se fasse dans un esprit de réciprocité”
Comment évaluez-vous aujourd’hui les ALE signés par le Maroc ?
Les accords que nous avons conclus avec ces pays ne nous sont pas toujours profitables. Sur la liste des États avec lesquels nous avons un accord de libre-échange, la majorité génère pour nous un déficit commercial. Cela s’explique par le fait que leur production est bien plus importante que la nôtre. L’enjeu est de trouver une meilleure approche afin d’en tirer avantage. Nous ouvrons notre marché, mais il faut que cela se fasse dans un esprit de réciprocité : que nous puissions bénéficier de leur savoir-faire et qu’ils investissent et produisent chez nous. Le Maroc ne doit pas être perçu comme un petit marché de 36 ou 40 millions d’habitants, mais comme une porte d’entrée vers un marché africain d’un milliard de consommateurs.
Voyez-vous des opportunités concrètes pour nos exportations vers des marchés comme la Chine ou les États-Unis ?
Il est inutile d’exporter vers ces pays des produits qu’ils fabriquent déjà à grande échelle. En revanche, nous devons leur vendre des biens qu’ils ne produisent pas et qui répondent à leurs besoins. L’idée est aussi d’attirer ces partenaires pour qu’ils produisent au Maroc, en profitant de nos atouts : une main-d’œuvre qualifiée, une énergie verte de plus en plus compétitive et un accès privilégié au marché africain. Par exemple, dans l’automobile, il faut passer de l’assemblage à la fabrication locale de pièces pour créer plus de valeur ajoutée. Notre objectif est de devenir un véritable pays industriel, en diversifiant nos partenaires commerciaux au-delà des marchés traditionnels.
Quels leviers le Maroc doit-il actionner pour améliorer sa compétitivité à l’export et renforcer son industrie ?
Il faut élargir notre base de partenaires et miser sur la transformation locale de nos matières premières pour générer davantage de devises. L’exemple du textile est parlant : nous devons produire davantage de biens finis intégralement marocains pour en tirer toute la valeur. Cela passe par une stratégie industrielle intégrée, un meilleur usage de l’énergie à bas coût et un effort pour capter des investissements étrangers orientés vers la production. Si nous parvenons à conjuguer industrialisation, énergie compétitive et intégration africaine, le Maroc pourra se positionner comme un acteur incontournable sur la scène économique mondiale.
Recueillis par
Soufiane CHAHID
Zéro douane : Pékin ouvre son marché à l’Afrique
Le 12 juin, Pékin a annoncé la suppression des droits de douane sur les produits importés de 53 des 54 pays du continent africain. Cette déclaration a été faite à l’occasion de la rencontre commerciale Chine–Afrique à Changsha, dans la province du Hunan. La décision intervient dans un contexte marqué par la politique protectionniste de Donald Trump, qui a pénalisé plusieurs économies africaines. Alors que les échanges commerciaux sino-africains sont en constante progression, atteignant 295,56 milliards de dollars en 2024, soit une hausse de 4,8% par rapport à 2023, le déficit commercial du continent reste abyssal : 61,93 milliards de dollars en 2024, contre 64 milliards l’année précédente. Les pays africains ne parviennent, dans leur grande majorité, à exporter vers le géant asiatique que des ressources naturelles ou des produits peu transformés, principalement du pétrole, du cuivre et d’autres minerais. Ces produits, indispensables à l’appareil industriel chinois, expliquent en grande partie l’intérêt que Pékin porte au continent. En revanche, les biens à plus forte valeur ajoutée peinent à pénétrer le marché chinois, tant la concurrence y est féroce.
UE – États-Unis : Un accord tarifaire asymétrique
Le 27 juillet, après des mois de tensions, l’Union Européenne et les États-Unis ont conclu un accord sur les droits de douane. Washington ramènera ses surtaxes, qui pouvaient atteindre 25% sur des secteurs comme l’acier, l’aluminium ou certains produits agricoles, à un niveau compris entre 15% et 20%. De son côté, l’UE maintiendra un taux moyen d’environ 10% sur les importations américaines. Bruxelles souligne que cet accord, bien que jugé imparfait, permet d’éviter une aggravation des tensions et de protéger les exportations européennes, notamment dans l’automobile et l’agroalimentaire. L’UE suspendra ses contre-mesures visant plusieurs milliards d’euros de produits américains afin de créer un climat favorable à la mise en œuvre des engagements pris. De nombreux responsables européens redoutent que Washington n’utilise à nouveau la menace tarifaire comme moyen de pression sur d’autres dossiers sensibles, qu’il s’agisse de l’accès au marché, de la politique agricole ou de la régulation environnementale. D’aucuns appellent déjà à renforcer les alliances commerciales avec le Canada, le Japon ou d’autres partenaires, afin de diversifier les débouchés et réduire la dépendance aux échanges avec les États-Unis. Si cet apaisement est salué, il ne fait pas disparaître les divergences structurelles entre les deux blocs, qu’il s’agisse des subventions industrielles ou de la fiscalité numérique. Emmanuel Macron a appelé à “rester fermes et solidaires” face à Washington, tandis qu’Ursula von der Leyen souhaite élargir le dialogue à d’autres domaines.