Canicule et évaporation : Les ressources hydriques des barrages à l’épreuve du soleil [INTÉGRAL]

Le Maroc perd chaque année des millions de m³ d’eau douce à cause de l’évaporation exacerbée par les vagues de chaleur. Un enjeu qui mérite la mise en place d’une approche stratégique dédiée.

La Direction générale de la météorologie a émis plusieurs bulletins d’alerte au cours des derniers jours, signalant une vague de chaleur exceptionnelle touchant de nombreuses régions du Royaume. Dans certaines zones de l’intérieur, les températures ont franchi les 45 °C, avec des pics à plus de 48 °C relevés à Béni Mellal. Cette canicule survient à peine quelques semaines après un épisode pluvieux particulièrement attendu, qui a permis de reconstituer partiellement les réserves hydriques du pays. Depuis le début de l’année 2025, des précipitations soutenues ont arrosé plusieurs bassins versants, mettant fin à un cycle de sécheresse long de sept ans. Ces pluies ont été qualifiées de «salutaires» par les autorités et les usagers de l’eau, en raison de leur impact direct sur les cultures en place et les niveaux de certains barrages, notamment dans le nord du pays. Mais le retour brutal des fortes chaleurs ravive les inquiétudes : cette eau durement «gagnée» risque à présent de s’évaporer à grande vitesse.
 
Des pertes substantielles
Les premières conséquences de cette chaleur ne se sont pas fait attendre : en une semaine, le taux de remplissage des barrages est passé de 40,1% à 39,9%, selon les données agrégées par la plateforme Maadialna. Si l’évolution peut sembler minime, elle équivaut tout de même à une perte d’environ 30 millions de mètres cubes d’eau à l’échelle nationale (voir infographie). Ce chiffre, purement indicatif (il inclut également les volumes d’eau qui sont utilisés durant la même période), permet de mesurer l’ampleur des pertes potentielles liées à l’évaporation, alors que les apports naturels sont beaucoup moins importants en cette saison. Dans les régions les plus exposées, comme le centre et le sud du pays, plusieurs barrages stratégiques (dont Al Massira, Bin El Ouidane ou encore Ahmed El Hansali) restent à des niveaux alarmants, parfois sous les 15%. La canicule actuelle pourrait ainsi annuler une partie des gains hydriques récents, en accélérant l’évaporation dans les barrages, notamment dans les régions les plus exposées.
 
Diverses solutions techniques
Pour limiter les pertes par évaporation, plusieurs technologies éprouvées à l’international pourraient être adaptées aux réalités marocaines. L’une d’elles consiste à appliquer à la surface des retenues d’eau une couche ultrafine de composés organiques hydrophobes, des films dits «monomoléculaires», capables de réduire les échanges avec l’air et de ralentir l’évaporation. D’autres approches, comme les couvertures flottantes modulaires ou les installations de panneaux solaires flottants, permettent de couvrir partiellement les plans d’eau, limitant l’exposition au soleil tout en produisant de l’énergie. Certaines expérimentations ont montré que ces dispositifs pouvaient réduire l’évaporation jusqu’à 90%, selon les conditions locales. Toutefois, leur mise en place à grande échelle reste freinée par des contraintes économiques, techniques et écologiques. Dans un pays où chaque mètre cube d’eau compte, ces solutions mériteraient d’être évaluées, testées et généralisées.
 
Débuts d’un chantier important
Si notre pays avance à pas de géant dans la mise en place de solutions diversifiées pour assurer sa souveraineté et sécurité hydriques, force est cependant de constater que la mitigation des pertes par évaporation est encore à ses balbutiements. En 2020, l’Agence marocaine pour l’énergie durable (MASEN) a mandaté une société allemande pour étudier la faisabilité de centrales solaires flottantes sur les barrages. Cette technologie, déjà testée ailleurs, vise à produire de l’électricité tout en réduisant l’évaporation par ombrage partiel des plans d’eau. L’étude devait notamment comparer son coût à celui d’autres solutions comme le dessalement. Si le premier barrage doté d’une centrale hydro-solaire flottante va bientôt voir le jour dans la région du Tangérois (voir interview), le chantier de mitigation des pertes hydriques par évaporation est encore à amorcer et à intensifier. Si le Royaume met en place divers projets et infrastructures hydriques qui limitent les pertes des eaux douces en mer, il serait tout aussi judicieux de tenter d’avoir la même démarche pour les pertes d’eau qui s’évaporent dans l’air.
 
Omar ASSIF

3 questions à Laila Mandi : « Dans un contexte d’aridité dans lequel chaque goutte d’eau compte, l’évaporation est un vrai problème, au vu de l’ampleur que prend le phénomène »
Dans quelle mesure l’évaporation impacte-t-elle les réserves en eau des barrages au Maroc, en particulier dans un contexte de sécheresse accrue ?

Dans un contexte d’aridité dans lequel chaque goutte d’eau compte, l’évaporation est un vrai problème au vu de l’ampleur que prend le phénomène. Sur une seule année, l’évaporation peut causer la disparition de près de 25% des volumes stockés dans les barrages. Cela peut même dépasser le quart des réserves dans certaines régions où les conditions locales intensifient l’évaporation. Même après des épisodes de pluie ayant permis d’augmenter les taux de remplissage des barrages, la hausse des températures entraîne une forte évaporation. Conjuguée à d’autres usages de l’eau, cette évaporation contribue à une réduction rapide des volumes de remplissage. L’évaporation, dans un contexte comme le nôtre, est certes un phénomène naturel, mais les enjeux hydriques du Royaume nous imposent de lutter contre ces pertes en eau et de tenter de les atténuer.
 

Quelles sont, selon vous, les solutions pour atténuer l’impact de cette évaporation ?

Il existe divers types de solutions qui sont connues et testées à travers le monde. On peut citer l’exemple de l’utilisation de films monomoléculaires à la surface de l’eau, qui permettent de réduire jusqu’à 30% l’évaporation. Cette technique est déjà utilisée dans des pays comme l’Australie, Israël ou les États-Unis, mais elle reste peu commune, très coûteuse et pas toujours adaptée aux différents contextes. Il existe également des solutions basées sur l’installation d’ombrières flottantes (filets ou panneaux flottants), pour réduire l’échauffement de l’eau et atténuer l’évaporation de manière passive et sans utilisation de produits chimiques. Cela dit, la solution la plus utilisée prend la forme de centrales hydro-solaires flottantes. Il s’agit là d’une technique efficace, qui permet également de produire de l’énergie, à condition d’être dimensionnée de manière à ne pas impacter la biodiversité ni la qualité de l’eau.
 

Pensez-vous qu’il faille intégrer ces solutions au niveau national afin de limiter les pertes d’eau par évaporation ?

Absolument. Les solutions ne doivent pas se limiter aux seules retenues des barrages, mais doivent également concerner les bassins d’irrigation, par exemple. Le Maroc est d’ailleurs engagé dans la mise en place de solutions de ce genre, notamment la technique des centrales hydro-solaires flottantes. Exemple : le barrage de Oued R’mel, dans le Tangérois, où il est prévu de mettre en place une centrale hydro-solaire flottante dont l’électricité produite sera utilisée par le port de Tanger Med. Ce sera d’ailleurs une première au niveau national. Dans la région de Marrakech, l’Agence du Bassin Hydraulique du Tensift étudie également la faisabilité d’un projet du même genre au niveau du barrage de Lalla Takerkoust. À terme, notre pays devrait étendre ces solutions à d’autres barrages afin de conserver des ressources hydriques devenues rares et très précieuses.

International : Des expériences réussies pour limiter l’évaporation de l’eau
Plusieurs pays confrontés au stress hydrique ont adopté des solutions concrètes pour freiner l’évaporation des eaux de surface. En Inde, une expérimentation menée en 1985-1986 sur le réservoir d’Aji, dans le Gujarat, a montré qu’un film mono-moléculaire appliqué à la surface de l’eau permettait de réduire l’évaporation de 19%, soit environ 180.000 m³ économisés en six mois. En 2023, au Brésil, une centrale solaire flottante de 130 kW a été installée sur un réservoir du Minas Gerais, avec pour effet une baisse de 60% des pertes en eau par évaporation, selon les mesures relevées. En Thaïlande, le barrage de Sirindhorn, dans la province d’Ubon Ratchathani, accueille depuis 2021 une centrale hybride hydro-solaire flottante de 45 MW, conçue pour couvrir une large portion du plan d’eau. Selon ses opérateurs, ce dispositif évite l’évaporation de plus de 460.000 m³ d’eau chaque année, tout en contribuant à la production d’électricité renouvelable.

Patrimoine : Quand les Marocains d’antan luttaient contre l’évaporation de l’eau…
Bien avant les réservoirs modernes à ciel ouvert, les sociétés rurales et oasiennes du Maroc avaient mis au point des systèmes hydrauliques adaptés à leur environnement aride, où chaque goutte comptait. Un principe essentiel guidait ces pratiques : limiter l’exposition de l’eau à l’air et au soleil pour freiner son évaporation. Dans le Sud-Est, les khettaras illustrent cette logique : ces galeries souterraines, creusées à faible pente depuis les nappes fossiles des piémonts, permettaient d’acheminer l’eau jusqu’aux zones agricoles en la maintenant à l’abri de la chaleur. Grâce à un réseau de puits d’aération alignés, ces conduits fonctionnaient par gravité et minimisaient les pertes, sans pompe ni énergie externe. À l’autre bout du pays, dans le Haouz, le Ziz ou l’Anti-Atlas, les matfiates ou citernes collectives, souvent enterrées dans la cour de maisons ou près des mosquées, servaient à stocker les eaux de pluie ou de ruissellement. Leurs parois maçonnées et leur profondeur offraient une protection thermique efficace, prolongeant la disponibilité de l’eau pendant la saison sèche. 

Ces savoir-faire vernaculaires témoignent d’une connaissance fine des contraintes climatiques locales, et d’une anticipation intuitive des enjeux que posent aujourd’hui les pertes par évaporation. Alors que les grands barrages restent largement exposés, ces systèmes, bien que modestes, rappellent qu’une partie de la solution pourrait aussi venir d’un dialogue entre tradition et innovation.

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