Carnet de Rabat – La mémoire des pas!

Dans la médina de Rabat, je laisse traîner mes pieds. Ils connaissent mieux le chemin que moi. Je ne pose pas de questions. Je leur fais confiance. 
 
Ce matin-là, je n’avais pas de destination précise, seulement l’envie de me perdre un peu dans les ruelles, dans le passé, dans le souffle ancien de cette vieille ville qui me reconnaît de loin. 
 
Mes pieds prennent la tête de l’expédition. Ils me font tourner à droite, puis à gauche, s’insinuant dans les veines étroites de la médina. Ils glissent entre les étals de tissus, les échoppes de cuir, les odeurs d’épices et les voix marchandes qui flottent comme une chanson. Ils bifurquent sans prévenir, quittant une artère vive pour s’enfoncer dans une ruelle où le silence s’installe comme une présence.
 
Ils s’arrêtent un instant devant une petite porte en bois sculpté, celle d’une mosquée modeste, discrète, presque cachée. La prière y résonne doucement. Je m’arrête aussi. J’écoute. Le muezzin ne récite pas, il caresse l’air avec sa voix. C’est une halte brève, mais dense, une respiration lente entre deux pas.
 
Puis, sans que je décide, mes pieds repartent. Ils reprennent leur marche, portés par une mémoire qui n’est pas tout à fait la mienne. Peut-être celle d’un enfant que j’ai été. Peut-être celle d’un rêve que j’ai oublié. Je les suis sans résister.
 
Et me voici, sans crier gare, au bout d’une ruelle sans issue. Une impasse douce, baignée de lumière pâle. Ici, le silence est presque complet, comme si la ville avait cessé de parler pour laisser place à autre chose. Les murs sont hauts, irréguliers, recouverts d’un crépi fatigué par les années. Des bougainvilliers débordent d’un balcon au-dessus, jetant de l’ombre et des éclats de pourpre sur le sol.
 
Je m’arrête. Je regarde autour de moi. Mon regard cherche, tâtonne. J’essaie de reconnaître un détail, une porte, une couleur, un heurtoir de cuivre, une trace d’ombre, une sensation. Je fouille dans ma mémoire comme on fouille dans une boîte ancienne : avec espoir, mais sans certitude.
 
Est-ce ici que j’ai accompagné ma tante la brodeuse pour rendre visite à une de ses clientes? Est-ce que cette ruelle est la seule de la médina que mes pieds n’ont jamais foulée ? Une enclave oubliée dans une médina pourtant que j’ai arpentée des milliers de fois. Comme si, ce matin, le lieu m’attendait depuis toujours. 
 
Je ne sais plus. Et peut-être cela n’a-t-il aucune importance. Ce n’est pas tant la mémoire que je suis venu chercher ici, mais le sentiment de mémoire. Une présence. Une douceur. Une odeur. Une errance qui ne cherche pas à arriver.
Je m’assois par terre, à l’ombre d’un mur. Je ferme les yeux et j’écoute. 
 
J’entends le grincement d’une porte qui s’ouvre pour m’accueillir. J’ai à peine onze ans.

C’est ma tante Malika. Elle est contente de me voir. Dans son regard, je me sens chez moi.
Elle ne me demande pas d’où je viens, ni où je vais. En traversant le grand hall pour rejoindre la chambre qu’elle partage avec son vieux mari, j’ai la forte impression de reculer de six siècles dans cette partie de la médina appelée Sid Daoui.

 
Plusieurs familles vivent ici, comme suspendues dans un temps très ancien. À peine entré dans la chambre, ma tante dépose une petite table devant moi et m’y installe. Elle me sert une soupe aux légumes qu’elle vient tout juste de préparer. À la première cuillère, je lui demande, pour la millième fois, comment avec seulement trois légumes, elle réussit à faire la meilleure soupe du monde?
 
Malika ne répond pas. Elle ne répond jamais. Elle se contente de sourire. La plus belle des réponses.
 
Même jour. Même médina.
Je viens de quitter ma tante Malika. Mes pas me conduisent naturellement chez ma tante Habiba, quelques ruelles plus loin, au quartier Boukroune. Elle non plus ne me pose pas de questions. Elle sait d’où je viens, la plage.
Elle sait aussi que je n’y reste jamais plus de trente minutes. Mon cousin (son fils), lui, s’y oublie, happé par les vagues.
 
Un plat de courganes, mijoté longuement sur le charbon, m’attendait. Je suis arrivé juste à temps pour déguster cette merveille de l’existence.
 
Même jour. Même médina.
Je viens de quitter ma tante Habiba. Naturellement, je complète mon parcours par une petite visite chez ma tante Albatoul. Dans son riad à Derb El Fassi, je me sens tout aussi chez moi. Et je ne refuserais pour rien au monde le plat que je sais d’avance qu’elle va me servir. Ça ne se refuse pas, même si l’on a le ventre d’un Bouddha, un tajine d’agneau aux pruneaux.
 
Même jour. En dehors de la médina.
Je monte les escaliers en titubant pour regagner notre petit appartement. Après avoir traversé la médina, j’ai l’impression d’être sorti d’un autre âge. Ma grand-mère m’accueille et sans introduction, elle me lance « Pauvre de toi, tu as passé la journée à la plage. Tu dois avoir très faim. Ton plateau est prêt dans la cuisine. Tu vas adorer. Sardines et lentilles. »
 
Il n’était pas question de plaider que j’avais le ventre déjà plein. Pour rien au monde, je n’aurais manqué ce repas.
Me voilà donc, en douce, aux toilettes… à me vider le ventre. Désormais, l’ancien laissera place au nouveau.
 
Ce soir-là, allongé dans mon lit, je me souviens très bien de la question existentielle que je me suis posée, juste avant de m’abandonner dans les bras de Morphée : « Existe-t-il quelqu’un, dans tout l’univers, de plus aimé que moi ? »
 
Épilogue :
Avec toute mon affection pour les enfants de Gaza.
En faisant confiance à leurs pas, ils retrouveront le chemin des bons repas, de la famille et de la liberté.

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