Il y a des récits que l’histoire officielle n’écrit pas, mais que la mémoire tisse en silence. Le 24 avril 2025, le Pr. Aomar Boum prononce sa leçon d’investiture à l’Académie du Royaume du Maroc. Il y parle de caftan, de sartorialité diasporique, d’identité en migration. Il parle aussi, indirectement, d’un héritage. D’un monde disparu, mais qui vit encore dans les fibres des tissus, les plis des vêtements, les gestes transmis. Ce jour-là, dans le silence recueilli de l’Académie, je pense à son père. Et au mien. Le père du Pr. Boum s’appelait Faraji. Il était Rekkas, messager-piéton dans le sud marocain, entre l’Anti-Atlas et le Haut-Atlas. Il transportait les lettres, les paroles, les nouvelles. Il marchait pendant des jours, seul, pour relier des hameaux oubliés. Il n’a laissé ni livres, ni titres. Mais il a laissé des traces. Traces de pas dans la poussière des pistes, et traces dans le cœur d’un fils qui, aujourd’hui, transmet sa mémoire dans un livre coécrit avec sa fille : Paroles et Images. Quant à moi, je suis fils de Maâlem, né dans un atelier du Nord. Mon père ne marchait pas, il cousait. Mais ses gestes étaient aussi porteurs de messages. Chaque caftan qu’il réalisait était une lettre d’amour au patrimoine marocain. Il m’a appris la précision, le respect du détail, le silence qui dit plus que mille discours. J’ai grandi entre les sfifas et les aiguilles, entre le savoir-faire et le respect. Il m’a transmis une éthique du geste, que je n’ai jamais quittée, même dans mes recherches en int… Un jour de l’année dernière, à l’Université Al Akhawayn, le Pr. Boum et moi participions à un groupe de travail international pour évaluer l’une des écoles de cette université. Ce jour-là, dans un échange à cœur ouvert, nous avons évoqué nos pères. Deux hommes modestes. Deux invisibles essentiels. Deux Marocains du quotidien. Et deux fils, aujourd’hui chercheurs – **l’un vivant aux États-Unis, l’autre en Europe** – unis par un fil invisible : la gratitude. Le caftan dont parle Aomar Boum dans sa leçon n’est pas un simple habit. Il est mémoire. Il est migration, résistance, héritage recomposé. Il est aussi, pour moi, langage de dignité, savoir-faire silencieux, et désormais territoire de transmission augmentée, grâce au numérique. Faraji marchait avec ses jambes. Mon père cousait avec ses mains. Mais tous deux reliaient les humains. Tous deux racontaient le Maroc autrement : L’un par la marche lente, l’autre par la couture patiente. L’un par les pieds nus, l’autre par les doigts agiles. L’un au Sud, l’autre au Nord. Tous deux porteurs d’un Maroc invisible, mais fondamental. Aujourd’hui, l’Académie accueille un fils de rekkas. Moi, fils de maâlem, j’écris ces lignes en hommage. À nos pères. À leurs mémoires. À ce Maroc fait d’humbles géants. À ces gestes qui n’entrent pas dans les bibliothèques, mais qui changent des vies. Je rêve que l’Académie devienne un lieu qui sache reconnaître ces invisibles. Je rêve que, dans chaque caftan porté, dans chaque lettre transmise, dans chaque savoir évoqué, nous puissions lire l’histoire de ceux qui n’ont pas eu les mots, mais qui nous ont légué le monde.
* Dr. Az-Eddine Bennani est ingénieur en informatique, titulaire d’un MBA de Chicago, docteur en sciences économiques de la Sorbonne, et expert en management stratégique, gouvernance digitale et intelligence artificielle. Avec plus de 40 ans d’expérience en France, au Maroc et à l’international, il a été ingénieur système, consultant et manager chez Hewlett-Packard en France, en Europe et au MEA, a été professeur-chercheur à La Sorbonne Universités/UTC et à NEOMA Business School, et est actuellement professeur associé à l’Université Al Akhawayn.