Chantier naval de Casablanca : Les prétendants se bousculent pour prendre la barre [INTÉGRAL]

L’Agence Nationale des Ports (ANP) est à la recherche d’un exploitant pour le futur chantier naval de Casablanca, appelé à devenir le plus grand du continent africain. Par son envergure, ses critères et ses ambitions industrielles, le projet suscite l’intérêt de plusieurs géants mondiaux et d’acteurs nationaux.

Le 9 avril, l’Agence Nationale des Ports (ANP) a lancé le tant attendu appel à concurrence pour la gestion du plus grand chantier naval d’Afrique, situé dans le port de Casablanca. Ce futur contrat stratégique couvre un large éventail d’activités, allant de la construction à la réparation et à l’entretien de tous types de navires. Le projet suscite déjà l’intérêt de plusieurs géants internationaux du secteur, et pour cause : l’ANP n’a pas lésiné sur les moyens.
 
L’investissement mobilisé atteint 2,6 milliards de dirhams, permettant d’équiper ce futur chantier naval d’infrastructures de pointe et d’une vaste surface d’exploitation. Parmi les équipements phares figurent une plateforme élévatrice de 150 mètres sur 28, capable de soulever jusqu’à 9.000 tonnes, et un quai d’armement totalisant 820 mètres linéaires, pouvant accueillir simultanément plusieurs navires de grande taille.
 

Position stratégique
 
De plus, la durée du contrat, qui s’étend sur trente ans, et la position stratégique du port de Casablanca renforcent l’ambition du projet : assurer la réparation de la flotte de pêche, de transport et militaire du Royaume, tout en attirant les navires de la façade atlantique africaine, ainsi qu’une partie du trafic transitant par le détroit de Gibraltar, jusqu’ici capté en grande partie par les chantiers navals espagnols.
 
Dans un premier temps, la construction navale des navires de pêche de moins de 50 mètres et la réparation navale des navires de moins de 100 mètres, qu’ils soient civils ou militaires, de commerce, de pêche ou de servitude, constituent la cible privilégiée pour notre industrie navale, cela a été identifié notamment par rapport à la demande nationale et le marché export que nous pouvons faire”, nous apprend Brahim Yacoubi Soussane, Président du Cluster Industrie Navale du Maroc.
 
La position géographique de notre pays à proximité de l’Europe et de l’Afrique fait que l’Asie ne sera jamais compétitive sur ce segment de navires destinés à ces régions, car elle sera toujours pénalisée par le coût additionnel nécessaire en carburant pour ramener ces navires vers leur destination, ces coûts peuvent atteindre parfois des millions de dollars de fiouls pour un navire de 100 mètres”, poursuit-il.
 

Hyundai en pole position
 
Selon nos informations, plusieurs constructeurs navals du Moyen-Orient, d’Europe et d’Asie ont déjà entamé les démarches pour soumissionner à cet appel à concurrence. Bien qu’aucune communication officielle n’ait encore été faite, l’un des candidats les plus en vue est le géant coréen HD Hyundai Heavy Industries, qui a multiplié ces derniers mois les échanges avec les autorités marocaines pour s’informer sur les modalités du projet et les exigences techniques attendues.
 
Sur le papier, l’industriel coréen présente un profil qui surclasse celui de tous ses concurrents : de loin la plus grande entreprise du secteur (avec 10% de part de marché), la division navale du groupe Hyundai couvre l’ensemble du spectre de la construction navale, avec à son actif des chimiquiers, des vraquiers, des transporteurs de produits pétroliers, des porte-conteneurs, des transporteurs de voitures, des méthaniers, ainsi que des navires de guerre et des sous-marins.
 
L’entrée en lice du géant asiatique a de quoi faire trembler ses rivaux, qu’ils soient marocains ou internationaux. Lors de la première ouverture des candidatures, en 2022, finalement déclarée infructueuse, l’un des principaux prétendants était Naval Group, majoritairement détenu par l’État français et spécialisé dans la construction navale militaire et les technologies de défense.
 

Out la préférence nationale
 
Quant aux prétendants marocains, les conditions fixées par l’ANP les excluent de facto. Parmi les critères exigés figure notamment une expérience d’au moins dix ans dans la gestion d’une infrastructure de taille comparable, un seuil que ne peut être atteint par aucune entreprise nationale. Le secteur de la construction et de la réparation navales reste embryonnaire au Maroc, et les rares acteurs encore en activité sont de petite taille, sans références probantes à faire valoir.
 
Cette exigence d’expérience fait grincer des dents chez les investisseurs nationaux, qui reprochent à l’État de faire fi du principe de “préférence nationale”, pourtant érigé en pilier de sa politique industrielle ces dernières années. “Ce critère est tout à fait logique au vu de la taille du projet”, défend une source proche du dossier. “Avec ce chantier naval, l’État a voulu voir grand en créant tout un écosystème autour, sur le modèle de l’automobile et de l’aéronautique”, poursuit-elle.
 

Consortiums maroco-étrangers
 
Si les entreprises marocaines ne peuvent y prétendre seules, elles ont toutefois la possibilité de s’associer à des partenaires étrangers au sein de groupements mixtes, à condition que l’actionnaire majoritaire réponde aux critères exigés. Deux consortiums nationaux-étrangers sont d’ailleurs déjà en lice : l’un maroco-turc, l’autre maroco-espagnol.
 
Le premier consortium réunit Somagec, entreprise marocaine spécialisée dans le BTP, et Kuzey Star Shipyard, un chantier naval turc disposant de deux sites industriels : l’un à Yalova, sur la mer de Marmara, et l’autre à Tuzla, dans la région d’Istanbul. Le second, baptisé New Shipyard World (NSW), associe l’un des plus grands constructeurs navals espagnols, Marina Meridional, en tant qu’actionnaire majoritaire, et le marocain Radi Holding, qui détient une participation minoritaire. Cette structure est appelée à évoluer à moyen terme vers un équilibre 50-50 entre les deux partenaires.
 
Marina Meridional, division navale du groupe Meridional, actif dans l’immobilier, la finance, le tourisme et les énergies renouvelables, est spécialisée dans la construction, la maintenance et la réparation de navires civils et militaires. Elle exploite quatre chantiers navals majeurs : deux en Espagne (à Huelva et Vigo), un à Sebta, et un autre à Antalya, en Turquie.
 
Les deux partenaires revendiquent une connaissance approfondie du marché marocain, ayant contribué depuis plusieurs décennies à la construction et à la réparation de navires battant pavillon marocain, aussi bien dans les ports du Royaume que dans ceux d’Espagne. Le plan d’investissement de NSW ne se limite pas à la fabrication de navires de différents types, tels que des cargos, des navires de transport, de pêche ou de plaisance, il prévoit également des activités connexes, comme la production de conteneurs, de structures pour éoliennes offshore ou encore de moteurs.
 

Nouvelle vision
 
D’ici la date limite de soumission des offres, fixée au 23 juin, d’autres candidats, tant marocains qu’internationaux, devraient vraisemblablement se manifester. Après des années de tergiversations, cet appel à concurrence “sera le bon”, nous assurent des sources proches du dossier.
 
Le changement à la tête de l’ANP, avec la nomination de Mustapha Fares par Sa Majesté le Roi Mohammed VI en juin 2024, aurait permis de réorienter la stratégie autour du chantier naval, en fixant des objectifs plus clairs et résolument plus ambitieux.
 
 

3 questions à Brahim Yacoubi Soussane : “En termes de compétences humaines et de savoir-faire technique, nous n’avons rien à envier à nos voisins”
Le Maroc a-t-il aujourd’hui les moyens de rivaliser avec les chantiers navals d’Espagne, du Portugal ou de Turquie ?  

En termes de compétences humaines et de savoir-faire technique sur certains types de navires destinés à la pêche, nous n’avons rien à envier à nos voisins. Le fait que nous arrivons à placer même des commandes à l’export montre la compétitivité de notre industrie navale pour ces segments, mais là où nous ne pouvons pas nous comparer avec nos concurrents, c’est sur le plan des infrastructures, qui nous font cruellement défaut. Les zones réservées à la construction ou la réparation navales sont très limitées dans nos ports avec des moyens de mise à sec des navires en pertes de capacités. Aujourd’hui, nos concurrents ont presque atteint le pic de leur activité dans l’industrie navale, alors que notre pays, lui, n’a pas encore épuisé tout son potentiel, nos success stories de l’industrie automobile et aéronautique nous rendent confiants, même si nous démarrons tardivement. Aujourd’hui, l’industrie navale est en pleine transformation, l’Asie est devenue le plus grand chantier naval du monde et le Maroc a des atouts importants à faire valoir comme destination Best cost pour l’industrie navale européenne qui chercherait à se repositionner.
  Quelles sont, selon vous, les niches les plus accessibles pour permettre au Maroc de s’imposer rapidement dans l’industrie navale ?  

Dans un premier temps, la construction navale des navires de pêche de moins de 50 mètres et la réparation navale des navires de moins de 100 mètres, qu’ils soient civils ou militaires, de commerce, de pêche ou de servitude, constituent la cible privilégiée pour notre industrie navale, cela a été identifié notamment par rapport à la demande nationale et le marché export que nous pouvons faire. La position géographique de notre pays à proximité de l’Europe et de l’Afrique fait que l’Asie ne sera jamais compétitive sur ce segment de navires destinés à ces régions, car elle sera toujours pénalisée par le coût additionnel nécessaire en carburant pour ramener ces navires vers leur destination, ces coûts peuvent atteindre parfois des millions de dollars de fiouls pour un navire de 100 mètres.Les navires de plaisance peuvent constituer également une niche intéressante pour notre industrie navale, avec un potentiel non négligeable.
 
  En quoi le futur chantier naval de Casablanca peut-il constituer un levier structurant pour faire émerger une véritable filière industrielle navale à l’échelle nationale ?  

Le nouveau chantier naval du port de Casablanca constitue d’abord une infrastructure stratégique pour notre pays, capable de lui assurer son autonomie et sa souveraineté en matière d’industrie navale, mais c’est également une plateforme industrielle qui va permettre d’accueillir et faire émerger un véritable écosystème industriel compétitif. Nous sommes confiants que la taille de cette infrastructure qui est en cours de concession par l’ANP va attirer de grands noms de l’industrie navale au niveau international, ce qui aura des retombées positives sur le secteur.
 

Investissement : L’offensive coréenne
En février, Hyundai Rotem, filiale de Hyundai Motor Group spécialisée dans le transport ferroviaire, a remporté un contrat record avec le Maroc d’une valeur de 2.202,7 milliards de wons (environ 1,5 milliard d’euros) pour la fourniture de 440 voitures de train. Il s’agit du plus important contrat à l’international de l’Histoire de l’entreprise. Signe de l’importance de cet accord pour la Corée du Sud, le président sud-coréen par intérim, Choi Sang-mok, a exprimé, par communiqué, sa reconnaissance et son estime à Sa Majesté le Roi Mohammed VI, ainsi que sa gratitude pour la confiance et l’intérêt manifestés par le gouvernement marocain envers les entreprises coréennes. Les ambitions sud-coréennes ne s’arrêtent pas là. Dans une interview accordée à «L’Opinion», le ministre sud-coréen du Commerce, de l’Industrie et de l’Énergie, Ahn Duk-geun, a dévoilé plusieurs domaines qui intéressent les entreprises de son pays, notamment les secteurs de l’industrie automobile, de la construction navale, des batteries et de l’énergie.

CESE : Des freins à lever
En octobre 2024, le CESE s’est penché sur l’industrie navale nationale, qu’il a analysée dans un rapport et discutée lors de rencontres avec les principaux acteurs institutionnels et économiques du secteur. Ce travail a permis de dresser un état des lieux sans complaisance. Malgré un littoral de 3.500 km, 43 ports – dont 14 ouverts au commerce international -, et une main-d’œuvre qualifiée, l’industrie navale reste embryonnaire, ne contribuant qu’à hauteur de 0,01% au PIB et ayant généré seulement 700 emplois entre 2013 et 2022. Le CESE identifie cinq freins majeurs. Il s’agit de l’absence d’une stratégie intégrée, d’infrastructures inadaptées aux exigences de la construction et de la réparation navales, d’un cadre juridique obsolète, de difficultés d’accès au financement, et d’un manque de ressources humaines spécialisées.

Aujourd’hui, le secteur se limite essentiellement à l’entretien de bateaux de pêche, sans réelle ambition industrielle. Le rapport recommande une montée en puissance progressive, en débutant par les activités à faible complexité technologique, comme la réparation et la maintenance. Il appelle aussi à l’élaboration d’un cadre fiscal et réglementaire plus attractif, à la création de mécanismes de financement dédiés, et à la formation de compétences ciblées. L’objectif est de structurer une filière industrielle compétitive, capable de produire localement, d’attirer des investissements, et de répondre aux besoins croissants du commerce maritime. Ce repositionnement stratégique s’appuiera sur les infrastructures portuaires modernes du pays, notamment Tanger Med, Nador West Med, Safi, Jorf Lasfar ou Dakhla Atlantique.

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