Alors que les États s’interrogent sur les formes que doit prendre la gouvernance dans un monde bouleversé par le numérique et l’intelligence artificielle – qui impactent tous les domaines, tous les secteurs, toutes les organisations, aussi bien économiques que politiques – une question fondamentale s’impose : la gouvernance est-elle encore le monopole des États dans un monde façonné par les réseaux numériques ?
Dans son rapport stratégique 2024-2025, l’Institut Royal des Études Stratégiques (IRES) analyse les mutations profondes du monde contemporain à travers le prisme des technologies numériques et de l’intelligence artificielle. Ces technologies sont à la fois des leviers de transformation économique, sociale et cognitive, et des sources de vulnérabilités systémiques. Le rapport souligne que la gouvernance ne peut plus être pensée selon les modèles hiérarchiques et figés de la modernité industrielle. Il propose de repenser la gouvernance comme un processus collaboratif et itératif, capable d’embrasser la complexité, la diversité des acteurs et la rapidité du changement. Le numérique, selon l’IRES, restructure les interactions humaines à travers des environnements virtuels, des IA génératives, des métavers, et des chaînes de décision automatiques. Il appelle à une gouvernance éthique, souveraine, distribuée et globale, tout en reconnaissant l’existence de nouvelles formes de pouvoir circulant via les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Le rapport évoque ainsi la montée d’un monde algorithmique sans frontières, où les règles sont instables, les régulateurs affaiblis, et les risques planétaires (cyber, cognitifs, climatiques) de plus en plus interconnectés.
L’Internet et les réseaux sociaux numériques : une gouvernance alternative déjà active
Mais au-delà de ces constats, une autre lecture peut être proposée : la gouvernance n’a pas attendu les États pour se transformer. En réalité, avec l’avènement d’Internet dans les années 1990 – dont le World Wide Web a été popularisé dès 1993 – et l’émergence du premier réseau social numérique, SixDegrees.com, en 1997, une nouvelle forme de gouvernance a commencé à se mettre en place. Invisible, non institutionnelle, fluide, mais réelle, cette gouvernance systémique d’origine numérique s’est déployée à travers les réseaux sociaux et les plateformes participatives. Elle n’émane pas des lois ni des constitutions, mais des algorithmes, des communautés, des influenceurs, des hashtags, des logiques de viralité. Les règles du jeu y sont éphémères, réversibles, recréées selon les tendances, les indignations ou les désirs collectifs. Cette gouvernance numérique opère sans chef d’État, mais avec des leaders d’audience ; sans ministres, mais avec des modérateurs, créateurs de contenu, plateformes et IA. Les mécanismes d’autorité ne sont ni juridiques ni durables, mais relationnels, affectifs, et souvent commerciaux. Dès lors, il devient difficile de continuer à penser la gouvernance uniquement comme l’affaire des États. Une alternative s’est déjà imposée : celle de la gouvernance distribuée du numérique, qui influence les comportements, oriente les croyances, structure les mobilisations, dicte parfois les agendas politiques, et tout cela sans passer par les formes traditionnelles de légitimation démocratique.
Vers un dualisme des gouvernances
Ce constat impose une redéfinition du cadre conceptuel. La gouvernance contemporaine ne peut plus être pensée uniquement dans sa dimension formelle, réglementaire ou institutionnelle. Elle doit reconnaître l’existence d’un dualisme structurel : d’un côté, une gouvernance classique, hiérarchisée, souveraine ; de l’autre, une gouvernance numérique, systémique, réticulaire, instantanée. Ce dualisme n’est pas simplement une coexistence pacifique. Il est aussi un espace de tension : entre transparence et manipulation, entre démocratie et influence, entre droit et viralité. L’enjeu pour les États n’est donc pas de reprendre le contrôle d’un espace déjà transformé, mais de co-construire des règles du jeu avec les acteurs du numérique, dans une logique de responsabilité partagée.