Données génétiques : Le Maroc est-il prêt à reprendre le contrôle ? [INTÉGRAL]

Avec l’essor des plateformes de tests en ligne, les données génétiques des Marocains deviennent de plus en plus vulnérables aux risques de détournement et d’exploitation malveillante. Plutôt que d’interdire ces services comme l’ont fait certains pays, le Maroc a opté pour la mise en place, sur son territoire, de toute la gamme de tests génétiques, afin de préserver sa souveraineté sur ces informations stratégiques.

Chaque année, des milliers de Marocains envoient leurs échantillons biologiques, le plus souvent sous forme de salive ou de cellules prélevées à l’intérieur de la joue, à des laboratoires ou entreprises de biotechnologie à l’étranger pour analyses génétiques. Ces tests sont, dans beaucoup de cas, récréatifs, c’est-à-dire qu’ils ne relèvent pas du diagnostic médical, mais ont pour seul objectif de fournir aux clients des informations sur leurs origines ethniques, leur ascendance familiale ou leurs prédispositions génétiques à certaines maladies.

Cette pratique est devenue tendance ces dernières années, avec l’émergence de plateformes comme MyHeritage et Ancestry.com, spécialisées dans la recherche généalogique, ainsi que 23andMe, qui propose à la fois des tests d’ascendance et des analyses de prédispositions génétiques. Sauf que, pour ces startups, l’enjeu principal ne réside pas tant dans leurs activités commerciales que dans les bases de données génétiques collectées auprès de millions d’utilisateurs, y compris des Marocains, et valorisées à plusieurs milliards de dollars, la génomique représentant un marché de près de 30 milliards de dollars à l’échelle mondiale. Ainsi, cette data pourrait, dans le meilleur des cas, être revendue à des laboratoires pharmaceutiques pour tester ou mieux cibler de nouveaux traitements, ou encore à des acteurs technologiques pour entraîner leurs modèles d’Intelligence Artificielle (IA).
 

Utilisations abusives
 
Les informations personnelles des utilisateurs peuvent se retrouver exploitées par des tiers ou même détournées, en raison de l’absence de règles strictes encadrant le stockage de ces données. C’est ce qui s’est produit lors du piratage massif de 23andMe en 2023, entraînant la fuite de près de sept millions de profils génétiques, ensuite mis en vente sur le dark web.

Les déboires de la start-up californienne ne s’arrêtent pas là puisque, en mars 2025, elle a déposé le bilan et mis en vente sa gigantesque base de données génétiques. Les clients n’ont alors aucun moyen de récupérer leurs informations personnelles, ni d’empêcher des utilisations ultérieures auxquelles ils n’avaient pas consenti.

Pour éviter que de telles situations n’adviennent, certains pays encadrent strictement le recours aux tests ADN. La France, par exemple, interdit toute analyse génétique en dehors d’un cadre médical ou judiciaire, excluant ainsi les tests à visée généalogique. D’autres pays, comme la Chine, soumettent le recours à des prestataires étrangers à une autorisation préalable des autorités.

Ce n’est pas le cas au Maroc, où aucun texte de loi n’encadre spécifiquement les tests ADN. Et pour cause : jusqu’à très récemment, les analyses génétiques médicales (tests de prédisposition à certaines maladies, diagnostics prénataux, dépistage de maladies rares, etc.) étaient envoyées à des laboratoires étrangers, faute d’infrastructures spécialisées disponibles sur le territoire.
 

Des tests locaux
 
Pour reprendre la main sur les données génétiques marocaines, que ce soit à des fins médicales ou de recherche, le Centre Mohammed VI de la Recherche et de l’Innovation (CM6RI) a été créé en 2023, relevant de la Fondation Mohammed VI des Sciences et de la Santé. Doté de technologies de pointe et d’une équipe hautement qualifiée, le Centre a réussi à développer et valider deux tests: le Whole Genome Sequencing (WGS) et le Whole Exome Sequencing (WES). “Alors que le WGS nécessite en moyenne un mois, nous sommes parvenus à en développer une version bien plus rapide, avec un délai ne dépassant pas cinq jours”, se félicite Pr Saber Boutayeb, Directeur Général du CM6RI.

En effet, pour la première fois en Afrique, le CM6RI est parvenu à développer le Rapid Whole Genome Sequencing Diagnostic (R-WGS), une technologie permettant l’analyse et l’interprétation complète du génome humain en un temps record, grâce à l’intégration d’outils IA.

Si cette première avancée permet d’importants progrès dans la recherche sur le génome marocain, la seconde, le WES, cible uniquement les régions codantes des gènes, appelées exons, qui ne représentent que 1 à 3% du génome mais concentrent près de 85% des mutations génétiques connues à l’origine des maladies héréditaires.
 

Génome marocain
 
L’une des plus importantes missions que s’est donné le CM6RI est de définir un génome national de référence, un outil essentiel pour identifier et mieux comprendre les prédispositions héréditaires à certaines maladies au sein de la population marocaine. “Jusque-là, aucun génome complet n’existait pour la population nord-africaine. Les laboratoires et hôpitaux, souvent basés à l’étranger, utilisaient des références caucasiennes, moyen-orientales ou asiatiques. Le premier défi était donc d’établir un génome de référence pour les Marocains”, nous explique Pr Saber Boutayeb.

Initié en 2023, le Projet du Génome marocain (PGM) a consisté, dans un premier temps, en le séquençage complet de l’ADN de 109 volontaires sains, choisis pour refléter la diversité de la population du Royaume selon une méthode statistique rigoureuse. Les résultats, publiés dans Communications Biology (groupe Nature), en avril de cette année, ont révélé plus de 27 millions de variations génétiques, dont 1,4 million inédites, ainsi que 15.378 mutations fréquentes spécifiques à la population marocaine.

Cependant, “si l’on veut disposer d’une cartographie réellement précise, notamment des prédispositions aux maladies rares, et parvenir à une connaissance approfondie des spécificités génétiques des Marocains, il faudra séquencer plusieurs milliers de patients et analyser leurs données par bioinformatique”, précise le DG du CM6RI. C’est pourquoi l’institution a d’ores et déjà lancé la seconde phase de l’étude, avec un échantillon beaucoup plus important.
 

Modèle de gestion des données
 
À l’opposé des plateformes étrangères et de leur manière opportuniste de gérer les informations personnelles de leurs clients, le CM6RI entend se positionner comme un modèle de transparence et de protection des données. Le Centre est non seulement accompagné par la Commission Nationale de Contrôle de la Protection des Données à Caractère Personnel (CNDP) pour veiller au respect des normes en matière de confidentialité, il dispose également d’un comité d’éthique chargé de superviser l’utilisation et la gestion des données des patients.“Sur cet aspect, nous appliquons les normes les plus strictes”, nous assure le Pr Saber Boutayeb. Pour le PGM, par exemple, seules les données non stratégiques ont été publiées. Pour des aspects plus sensibles, comme la pharmacogénomique, discipline qui étudie l’adaptation des traitements médicaux aux caractéristiques génétiques des patients, “ces informations sont sanctuarisées pour n’être valorisées que de manière éthique et au bénéfice de la communauté scientifique nationale”, insiste notre interlocuteur.

Le CM6RI a également érigé une muraille de Chine entre ses activités de recherche et celles de diagnostic, afin que les tests génétiques des patients ne soient en aucun cas exploités à des fins de recherche, et vice versa. L’accès aux données est strictement sécurisé et chaque membre de l’équipe ne peut consulter que les informations nécessaires à sa mission.
Pour garantir l’intégrité et la confidentialité des données, le Centre dispose d’un data center hautement sécurisé, ainsi que d’une biobanque permettant de conserver les prélèvements dans les meilleures conditions. “Ces infrastructures sont appelées à s’agrandir au fur et à mesure que les besoins se développent”, nous dit Pr Saber Boutayeb.
 

Une IA souveraine
 
Pour couvrir toute la palette des tests génétiques et asseoir la souveraineté du pays dans ce domaine, le Centre pourrait même intégrer les tests récréatifs à son offre de services. “Notre but n’est pas commercial. Mais si, demain, une start-up marocaine décide de se lancer sur ce marché, nous sommes prêts à mettre nos plateformes à sa disposition”, nous révèle le DG.
Ces tests de bien-être ADN peuvent, par exemple, informer la personne concernée sur ses prédispositions génétiques au diabète, à l’hypertension artérielle ou à d’autres maladies, et même aider à prévenir certaines blessures musculaires chez les athlètes de haut niveau.

En se positionnant à la pointe de la génomique et de la génétique, le CM6RI entend également accompagner le chantier de la généralisation de la couverture médicale et la digitalisation des dossiers médicaux de dizaines de millions de Marocains, générant ainsi une masse de données considérable.

Pour exploiter cette quantité d’informations à des fins de recherche ou médicales, notamment en médecine de précision, il faut disposer d’une puissance de calcul considérable, que seule l’IA peut offrir. Mais là encore se pose la question de la souveraineté, puisqu’une IA développée à l’étranger donnerait potentiellement accès aux données à ses concepteurs. “C’est une problématique sur laquelle nous réfléchissons. La solution pourrait être soit de développer une IA localement, soit de s’assurer que les modules utilisés, même s’ils sont conçus à l’étranger, soient hébergés et opérés au Maroc, garantissant ainsi que les données restent sous contrôle national”, conclut Pr Saber Boutayeb.
  

3 questions au Pr Saber Boutayeb : “Notre infrastructure est adaptée aussi bien aux besoins immédiats qu’aux projets de recherche”
Comment le CM6RI collabore-t-il avec le système médical marocain ?

 

Nous travaillons exclusivement avec des structures médicales, et pas directement avec les patients. Cela s’explique par le fait que ces structures connaissent le dossier médical et s’inscrivent dans le circuit de prise en charge. Des accords sont donc établis avec ces structures, et ce sont elles qui nous envoient les prélèvements. Nous les recevons, les traitons, puis leur transmettons les résultats. Notre infrastructure est adaptée aussi bien aux besoins immédiats qu’aux projets de recherche. Nous avons notamment une biobanque qui permet de conserver les prélèvements dans des conditions optimales, avec un contrôle strict de la température et des accès. Cette infrastructure joue également un rôle essentiel dans la formation. À terme, ces techniques seront disponibles dans d’autres centres, peut-être dans deux ou trois ans, et se généraliseront pour devenir un élément central de la médecine de demain. Notre objectif est donc aussi de servir de plateforme de formation pour les autres prestataires de soins et pour les différentes structures médicales du secteur.
 

Pensez-vous qu’à l’instar d’autres pays, le Maroc devrait interdire le recours à des tests génétiques à l’étranger ?

Il faut d’abord passer par une période de transition, le temps de couvrir l’ensemble des tests. Nous avons commencé par les analyses de génomique et de génétique. Il existe également des tests métaboliques, réalisés dans des centres de référence, notamment à Casablanca et au Laboratoire National Mohammed VI d’analyses médicales. Il reste encore quelques examens à intégrer, mais je pense que d’ici six mois à un an au maximum, tous les tests pourront être effectués au Maroc. À ce moment-là, même sans interdiction formelle, il est probable que plus personne n’enverra ses échantillons à l’étranger. Si le service existe localement, qu’il est de qualité et que les délais de réponse sont courts, il n’y aura tout simplement plus de raison de passer par l’étranger.
 

Quelles sont pour vous les autres applications futures de la génétique ?

– Il existe par exemple aujourd’hui le concept One Health, qui considère la santé humaine et la santé vétérinaire comme un tout indissociable. En matière d’infections, il peut y avoir des transmissions de l’animal à l’Homme. De même, certaines innovations issues du monde vétérinaire peuvent être appliquées au domaine médical, et inversement. Le séquençage, à l’origine, concerne aussi bien la santé animale que la santé végétale. C’est pourquoi le développement des capacités dans ce domaine doit dépasser le seul cadre de la santé humaine, pour englober l’ensemble des applications possibles.

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