Errance et détresse psychique : Symptôme d’un système de prise en charge lacunaire [INTÉGRAL]

Le décès d’un enfant à Taza, suite à l’attaque d’une personne qui erre dans l’espace public souffrant de troubles mentaux, a ravivé le débat sur les insuffisances en termes de prise en charge médicosociale, lesquelles interpellent à la fois notre système de santé, les autorités locales, la société civile et les familles. Décryptage d’un phénomène qui prend de l’ampleur.

La ville de Taza a été la semaine dernière la scène d’un drame d’une violence inédite. Alors qu’il se rendait à l’école, un enfant de 12 ans a subi une attaque mortelle de la part d’un individu qui errait souffrant de maladie mentale, ce qui a causé une profonde émotion chez les habitants de la ville, encore sous le choc. L’homme a été arrêté par les autorités avant d’être déféré devant le tribunal de première instance, qui entamera son procès au mois de novembre sur la base d’une expertise médicale. Ce drame d’une violence inouïe a suffi à lever le voile sur la réalité amère que connaissent certaines de nos villes, dont Taza : les personnes atteintes de troubles mentaux se sont converties, dans une indifférence générale, en individus sans abri et, souvent, sans suivi médical, compliquant davantage la prévision de leur comportement en société.

Alors que beaucoup suivent le rythme effréné de leurs occupations quotidiennes, ces individus se retrouvent dans l’ombre des regards stigmatisants, là où nul ne s’attarde, sauf quelques rares esprits magnanimes qui osent se rapprocher d’eux pour leur apporter de quoi manger de temps à autre, ou encore ces campagnes occasionnelles menées par les autorités locales à l’orée de l’hiver pour les héberger.  “Ces mêmes personnes sont par la suite relâchées dans la rue quand le climat s’adoucit et ça continue comme ça”, témoignent des acteurs associatifs.

Pis encore, le phénomène prend une ampleur inquiétante amplifiée par le transfert collectif de ces misérables d’une ville à une autre. «Outre les quelques personnes souffrant de troubles mentaux que nous connaissons localement, d’autres individus sont transférés par les autorités depuis d’autres villes, puis abandonnés de façon inhumaine dans la rue, sans véritable prise en charge», observent plusieurs acteurs associatifs locaux, qui avouent se retrouver dans l’incapacité d’intervenir efficacement face à cette situation alarmante, alors même que cette population ne cesse de croître.

La pression est d’autant plus forte que l’errance croissante de personnes atteintes de troubles mentaux, sans suivi médical et souvent sous l’emprise de substances addictives, représente désormais, à bien des égards, un risque pour eux-mêmes et pour la sécurité publique. En témoignent les chiffres du ministère de l’Intérieur, faisant état de 475 affaires d’agression impliquant des personnes atteintes de troubles mentaux enregistrées en 2024, soit près du double des 246 cas recensés en 2023. Mais cela ne signifie pas pour autant que toute personne souffrant de maladie mentale représente un danger pour son entourage, particulièrement en dehors de tout contexte d’addiction, explique Dr Hachem Tyal, psychiatre, qui refuse tout amalgame entre maladie mentale et dangerosité.

Quoiqu’il en soit, cette population vulnérable, démunie face à la vie comme face à elle-même, erre au jour le jour dans la rue, à l’exception de quelques rares personnes chanceuses ayant pu trouver un lit dans un centre psychiatrique ou de santé, ou être prises en charge par leur famille après identification par les autorités locales.

Quand les besoins en prise en charge se heurtent à la réalité 

Cette réalité n’est, selon Dr Hachem Tyal, que le reflet d’un système de santé fragmenté, incapable de répondre aux besoins croissants en matière de prise en charge et de suivi médical. “Il n’existe pas aujourd’hui dans notre pays un protocole national intégré permettant d’identifier, d’orienter et de suivre durablement ces personnes, puis les intégrer dans la société, malgré les avancées réalisées sur le plan législatif”, tranche-t-il.

Certes, le Maroc réserve un service intégré de psychiatrie (20 à 40 lits) dans chaque centre hospitalier régional ou provincial, des hôpitaux régionaux de psychiatrie (80 à 120 lits) ainsi que des hôpitaux psychiatriques universitaires répartis sur plusieurs provinces. Toutefois, ces structures demeurent inégalement réparties, saturées et visiblement incapables d’offrir un service de santé complet.

Même si un malade mental en crise réussit à bénéficier d’une prise en charge médicale, quoiqu’elle soit ponctuelle, l’hospitalisation est souvent brève, sans suivi après la sortie, au vu de la pression croissante sur les centres hospitaliers et la saturation des lits, entraînant des rechutes et un retour à l’errance, particulièrement quand il s’agit d’une famille en manque de moyens, témoigne Dr Hachem Tyal.

Cette même absence de suivi coûte cher aux familles, notamment les plus démunies des régions éloignées qui se procureront des médicaments calmants pour leur proche en dehors de toute surveillance médicale, au risque d’aggraver son état. Chose qui n’aurait pas lieu si des équipes médicosociales mobiles sont déployées de façon ponctuelle par les services de santé en vue de suivre l’état de santé des sortants et éviter toute complication qui conduit généralement à l’errance. “C’est un point crucial à améliorer si l’on veut sortir d’une logique d’abandon ou de danger présumé”, souligne notre interlocuteur sur un ton ferme.

Cependant, la construction de ce maillon du dispositif de suivi a une autre réalité tout aussi difficile liée aux ressources humaines. En effet, malgré l’évolution du nombre de professionnels spécialisés en santé mentale et psychique qui a atteint 3.230 en 2025, dont 319 médecins et 1.700 infirmiers dans le secteur public, il demeure insuffisant pour répondre aux besoins de prise en charge et de suivi dans un pays où 17% de la population souffrent de troubles mentaux, soit environ 6.260.816 habitants, selon le ministère de la Santé.

La société civile prédisposée à la collaboration post-crise 

Les associations, sur lesquelles les familles comptent énormément pour partager la lourde tâche d’accompagner un malade mental, se disent aujourd’hui à bout de souffle, faute de moyens. «Si nous disposons de centres nécessaires, nous aurions pu intervenir à plus grande échelle dans l’identification des personnes souffrant de troubles mentaux, servir d’intermédiaires pour solliciter l’aide des médecins, notamment du secteur privé, et œuvrer à la réinsertion des personnes en post-crise», explique Fouad Mekouar, de l’Association marocaine pour l’appui, le lien, l’initiation des familles des personnes souffrant de troubles psychiques (AMALI).

 Il rappelle l’expérience de l’association au sein du centre médico-psychosocial de la Fondation Mohammed V à Tit Melil où des ateliers thérapeutiques étaient ouverts aux patients durant le processus de stabilisation et de rétablissement pour leur permettre d’acquérir des compétences spécifiques, dans l’optique de leur réintégration sociale et professionnelle. Cependant, ce centre comme beaucoup d’autres, destinés à aider les patients à retrouver une stabilité, a vite cessé ses activités en raison du manque de budget, laissant un vide énorme dans la région, regrette notre interlocuteur, qui place, désormais, son espoir dans le nouveau complexe régional d’accueil et de réhabilitation psycho-sociale de Médiouna, dont le coup d’envoi des travaux a été donné début octobre par SM le Roi.

Il a appelé, à cet égard, à accélérer la généralisation de ces structures de réhabilitation psychosociale et de formation dans les différentes régions du Royaume, à les placer sous la gestion de la société civile de façon à garantir leur pérennité, tout en assurant un contrôle rigoureux.

De même, il s’agit de généraliser le déploiement des programmes d’accompagnement aux familles dont un proche souffre de maladie mentale, à l’image du programme francophone “Profamille” visant à initier les familles aux troubles mentaux et à les outiller pour assurer une meilleure prise en charge familiale à la sortie de la crise. “Mais là aussi, le rôle de l’équipe médicale reste important pour suivre la situation du malade jusqu’au rétablissement”, insiste l’acteur associatif.

C’est ainsi que se dessinent les contours d’un dispositif coordonné, associant les secteurs de la santé, les collectivités locales, les forces de l’ordre et les associations, sans oublier la contribution du secteur privé. Un modèle de collaboration sectorielle qui devrait inspirer la stratégie nationale de santé mentale et psychique en cours d’élaboration.

En attendant, les malades mentaux ne doivent plus n’être l’objet de débat que si un drame survient. Ce phénomène dure depuis des années et renvoie à des insuffisances qui doivent interpeller système de santé, société civile et famille. “Sans une articulation entre ces différents acteurs, ces individus continueront d’être laissés à eux-mêmes dans l’espace public, au détriment de leur santé et de la cohésion sociale”, conclut Dr Tyal, optimiste.

Trois questions au Dr Hachem Tyal : “Hors addiction, il n’existe pas de risque criminogène intrinsèque aux troubles mentaux”
Quel est le potentiel criminel des personnes atteintes de troubles mentaux ?  
Les recherches scientifiques ont montré que les personnes atteintes de troubles mentaux sont dix fois plus souvent victimes d’actes criminels qu’auteurs. Hors addiction, il n’existe pas de risque criminogène intrinsèque aux troubles mentaux. Dans les pays industrialisés, les troubles mentaux graves ne sont responsables que d’environ 0,16 homicide pour 100.000 habitants, soit entre un criminel sur 20 et un sur 50, selon les pays. Il est donc essentiel de refuser tout amalgame entre maladie mentale et criminalité, qui alimente la stigmatisation et retarde la prise en charge.
  Y a-t-il des signes qui permettent de distinguer une personne sans abri souffrant de troubles mentaux et nécessitant un internement d’une autre sans danger pour autrui ?  
Tout d’abord, je tiens à rappeler que toutes les personnes vivant dans la rue ne souffrent pas de troubles mentaux. À l’inverse, une partie des personnes en errance souffre effectivement de troubles mentaux sévères, souvent non traités ou interrompus faute de suivi. Pour ce qui concerne votre question, il existe des signes cliniques nets qui permettent de faire la différence entre les deux, notamment une désorganisation comportementale importante, discours délirant manifeste, incohérence, agitation imprévisible, refus total de soins, ou encore des comportements qui mettent clairement la personne ou autrui en danger. Cela dit, cette évaluation doit être faite par un professionnel de santé mentale, pas sur des impressions visuelles ou des jugements sociaux. Une personne en grande précarité peut avoir un discours confus sans présenter de pathologie aiguë, tandis qu’une personne délirante peut paraître calme en surface mais vivre une angoisse délirante intense. Le diagnostic repose donc sur une évaluation clinique structurée, et idéalement dans un cadre médico-social organisé.
  Quels types de troubles mentaux peuvent conduire à des comportements violents s’ils ne sont pas traités ?  
Les troubles anxieux et dépressifs, majoritaires, ne sont pas associés à la violence. Les situations à risque concernent une minorité : psychoses aiguës délirantes, épisodes maniaques sévères ou certains troubles graves de la personnalité, souvent associés à une consommation de substances. Le risque diminue considérablement lorsqu’un suivi psychiatrique rigoureux est assuré. Quant au discours public, il se doit nécessairement d’être nuancé : en effet, associer systématiquement maladie mentale et dangerosité est non seulement faux, mais contre-productif. Cela éloigne les patients des soins, alimente la peur sociale et freine la construction d’un système de santé mentale inclusif et efficace.

​Prise en charge : Le privé prêt à soutenir la stratégie nationale de santé mentale
À l’heure où le ministère de la Santé s’attelle à l’élaboration de la stratégie nationale en matière de santé mentale et psychique, le secteur privé se dit prêt à jouer un rôle important aux côtés du secteur public, en vue d’améliorer la couverture territoriale en matière de médecine psychiatrique et de combler les insuffisances persistantes dans ce domaine.

Selon le Dr Hachem Tyal, président de la Fédération nationale pour la santé mentale, le rôle du secteur privé reste marginal, faute de cadre juridique et financier clair, alors qu’il dispose d’une expertise clinique importante, d’une capacité d’innovation et d’une souplesse organisationnelle lui permettant de contribuer à l’accueil en hospitalisation aiguë lorsque le secteur public est saturé, au développement de structures spécialisées (unités de réhabilitation, foyers thérapeutiques) et à la mise en place de partenariats public–privé structurés. Il pourrait également contribuer à la formation continue, à la recherche et à la prévention communautaire.
 

​Réhabilitation : Casablanca se dotera bientôt d’un centre psychosocial
Le Maroc œuvre dans le cadre du plan stratégique national multisectoriel de santé mentale 2030 pour la généralisation des centres psychosociaux dédiés à l’accompagnement des personnes atteintes de maladies mentales. C’est dans cette perspective que SM le Roi Mohammed VI a procédé, début octobre à la province de Médiouna, au lancement des travaux de construction d’un Complexe régional d’accueil et de réhabilitation psychosociale.

Ce projet qui sera réalisé dans une durée de 24 mois, pour un investissement global de 300 millions de dirhams, se composera d’un Centre d’hébergement d’une capacité de 396 lits, dont 84 pour femmes, et d’un pavillon dédié aux ateliers thérapeutiques et à la formation, abritant des salles de groupes de parole, du psychologue, du psychiatre, de sport, d’ergothérapie et des espaces de loisirs.

Ce projet de la Fondation Mohammed V pour la Solidarité comprendra aussi un pôle santé, comportant des salles de psychoéducation et d’éducation thérapeutique, de consultation en médecine générale, de psychiatrie, de psychologie, de soins dentaires et d’observation, un pavillon logistique (cuisine, réfectoire, buanderie), une ferme pédagogique, des terrains de sport, ainsi que des dépendances administratives. Il aura pour mission l’accompagnement des patients durant le processus de stabilisation et de rétablissement par le biais de la remédiation cognitive, de psychothérapies spécifiques et d’activités occupationnelles.

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