Interview avec Amal Bourquia : « Avec l’IA, l’autonomie décisionnelle des médecins est mise à l’épreuve »

Auteure d’un ouvrage intitulé « Le médecin à l’ère de l’Intelligence Artificielle », Amal Bourquia, Professeure en néphrologie, explore l’impact de l’IA sur la médecine au Maroc. Entretien.

Est-ce que l’IA a le potentiel d’améliorer l’accès aux soins de santé en Afrique ?   L’Intelligence Artificielle (IA) représente une opportunité majeure pour transformer les systèmes de santé, notamment en Afrique, où elle peut contribuer à pallier la pénurie de professionnels, améliorer le diagnostic, fluidifier la logistique médicale et renforcer la formation. Grâce à la téléconsultation, aux analyses d’images automatisées, ou encore à la surveillance épidémiologique prédictive, l’IA permettra d’élargir l’accès aux soins, en particulier dans les zones rurales. Cette promesse ne pourra se concrétiser qu’à condition de garantir l’accès à l’électricité, à Internet, de former les professionnels de Santé et de développer des solutions localement adaptées, en concertation avec les acteurs africains.   Quels sont les défis auxquels doivent faire face les médecins à l’ère de l’IA ?   Pour les médecins, l’essor de l’IA marque une rupture profonde. Leur autonomie décisionnelle est mise à l’épreuve par des algorithmes capables de proposer des diagnostics, ce qui les oblige à jongler entre la puissance des outils et leur propre jugement clinique. Le rôle médical évolue vers une fonction plus humaine, stratégique et éthique, recentrée sur la relation avec le patient, l’interprétation des données et la coordination des soins. Cela suppose une transformation de la formation initiale et continue, intégrant des compétences en science des données en éthique numérique et en évaluation critique des technologies.   Existe-t-il des risques à l’utilisation de l’IA par un médecin pour son patient ?   L’Intelligence Artificielle en médecine ouvre des perspectives prometteuses, mais elle comporte aussi des risques majeurs. Des erreurs diagnostiques peuvent survenir si les données d’apprentissage sont biaisées ou non représentatives, menaçant l’universalité des soins. 

 
Par ailleurs, un usage excessif ou mal encadré de l’IA peut altérer la relation patient-médecin, en rendant la consultation plus froide et moins empathique, notamment lors de l’annonce de diagnostics graves. Les responsabilités, en cas d’erreur, restent floues : qui est responsable, le médecin, le concepteur ou l’établissement ? 
 
Ce flou juridique fragilise la confiance. La confidentialité des données constitue un autre enjeu majeur : leur stockage massif et distant augmente les risques de piratage ou d’usage non autorisé. Cette technologie peut aussi aggraver les inégalités si elle reproduit des biais ou reste inaccessible à certains établissements, menaçant l’équité des soins.
 
Pour y remédier, il est essentiel de renforcer la formation des professionnels, de valider rigoureusement les outils, d’impliquer les patients, et d’instaurer un cadre réglementaire clair. L’IA ne doit pas remplacer le médecin, mais l’assister. Son intégration doit se faire dans une logique éthique et humaniste, plaçant la technologie au service de la justice, de la qualité du soin et de la dignité humaine.
 

Avec cet ouvrage, avez-vous espoir d’influencer la façon dont l’IA sera perçue par la médecine au Maroc et la manière dont elle sera utilisée ?   La publication d’un ouvrage rigoureux et contextualisé peut jouer un rôle déterminant dans l’évolution des mentalités médicales face à l’IA, et pour transformer la perception de l’IA en santé au Maroc. Dans un contexte où l’IA est souvent perçue comme abstraite, ou réservée aux grandes puissances technologiques, un tel livre peut démystifier ces technologies, en exposant clairement ce qu’elles sont, ce qu’elles ne sont pas, et comment elles peuvent devenir des outils au service du soin.

En présentant des exemples concrets et des usages réalistes, l’ouvrage contribuerait à une meilleure compréhension, réduirait les peurs infondées et favoriserait une adoption réfléchie. Il insisterait également sur l’importance d’une souveraineté numérique en santé, où l’autonomie des médecins et la protection des données sont garanties.
 
Par ailleurs, une telle publication pourrait nourrir les programmes universitaires, inspirer les conférences médicales, sensibiliser les responsables politiques et contribuer à construire un cadre normatif clair, éthique et adapté. Elle pourrait, également, valoriser les initiatives marocaines en matière d’IA médicale, en montrant que le Maroc ne se contente pas de suivre, mais peut innover, proposer, collaborer et même inspirer.
L’IA peut offrir des éléments d’analyse qui enrichissent le dialogue, permettent de mieux expliquer des options thérapeutiques et facilitent la prise de décision partagée

Pensez-vous que la relation entre le patient et son médecin puisse être altérée par l’influence de l’utilisation d’un outil comme l’IA ?   L’introduction de l’IA dans le processus de soin peut profondément modifier la relation entre le patient et son médecin. Cette transformation peut se faire dans un sens positif ou négatif, selon la manière dont ces outils sont intégrés dans la pratique clinique. Lorsqu’ils sont mal utilisés ou placés au centre de l’interaction, les outils d’IA peuvent altérer la qualité du lien humain.

Le médecin risque alors de se focaliser davantage sur les données que sur la personne, ce qui peut entraîner une diminution de l’écoute et de l’attention aux signes subtils. Le dialogue peut devenir plus technique, moins chaleureux, et le patient peut se sentir réduit à un ensemble de chiffres ou à une prédiction probabiliste.
 
Cependant, l’IA peut aussi être une opportunité pour renforcer cette relation, à condition qu’elle soit utilisée avec discernement et dans une logique d’humanisation des soins. En automatisant certaines tâches administratives ou répétitives, l’IA libère du temps au médecin, qui peut alors se recentrer sur l’écoute, la présence et l’échange avec le patient. De plus, elle peut offrir des éléments d’analyse qui enrichissent le dialogue, permettent de mieux expliquer des options thérapeutiques et facilitent la prise de décision partagée.
 

Jusque-là, sur le terrain, à quel niveau avez-vous observé que s’élève concrètement l’utilisation de l’IA par les médecins dans leur quotidien ?   Actuellement, l’utilisation de l’IA par les médecins dans leur quotidien reste relativement discrète, bien qu’en progression constante. Dans de nombreux contextes, notamment au Maroc, cette intégration se fait par étapes, souvent portée par les avancées technologiques dans certains services ou via des équipements médicaux modernes.  

Ce qui prédomine aujourd’hui, c’est une utilisation indirecte : de nombreux outils déployés dans les cabinets ou les hôpitaux intègrent déjà de l’IA, sans que les médecins aient toujours conscience de sa présence. C’est le cas des échographes dotés d’analyse automatisée d’images, des logiciels de radiologie ou d’imagerie dentaire proposant des annotations intelligentes, ou encore des systèmes de gestion hospitalière qui trient les dossiers ou les files d’attente de façon algorithmique.

 

Parallèlement, des formes plus visibles et ciblées d’IA commencent à émerger, notamment dans les services de radiologie, d’oncologie ou de dermatologie, où certains professionnels s’appuient sur des algorithmes pour affiner un diagnostic ou évaluer un pronostic. Dans le domaine de la formation, l’IA trouve également sa place à travers des simulateurs médicaux.

 

Il s’agit aussi des plateformes d’apprentissage personnalisées ou des environnements de réalité virtuelle utilisés par les étudiants et les jeunes médecins, en particulier dans les disciplines chirurgicales. Enfin, la télémédecine a été un terrain d’accélération important. L’IA y est présente sous diverses formes : triage automatique des patients, reconnaissance des symptômes par des interfaces conversationnelles, traduction automatisée dans les consultations à distance, ou encore priorisation des cas selon la gravité estimée. 

  À quelles étapes de la consultation pourrait intervenir un tel outil ?   L’IA peut intervenir à chaque étape de la consultation médicale : en amont (triage, préanalyse), pendant (aide au diagnostic, transcription, suggestions thérapeutiques), après (rédaction de comptes rendus, suivi personnalisé), et entre les consultations (prévention, rappels, coaching santé). Bien encadrée, elle offre un gain de temps, améliore la précision et renforce la personnalisation des soins. Mais ces outils ne doivent jamais remplacer la relation humaine. La technologie peut accompagner, mais non se substituer à l’écoute, à l’empathie et au discernement éthique.    Quelle est, selon vous, la place de l’humain dans cette révolution technologique ? Pensez-vous qu’elle sera préservée ?   Dans la révolution technologique actuelle, l’humain doit rester au cœur de la médecine. L’Intelligence Artificielle ne pourra jamais remplacer l’écoute, l’empathie et la compréhension du vécu du patient. Elle peut, cependant, devenir un allié puissant : en allégeant les tâches répétitives, en affinant les diagnostics, en soutenant les décisions complexes. À condition d’être pensée comme un outil au service de l’humain, et non comme un substitut. Préserver cette place humaine exige de repenser la formation des soignants, d’intégrer l’éthique dans la conception des outils, et de garantir que chaque innovation respecte la dignité du patient.   Pour finir, quels sont les enjeux éthiques autour de l’utilisation de ce nouvel outil ?   Les enjeux éthiques sont majeurs. Le médecin reste responsable des décisions prises, même avec l’IA. Les algorithmes doivent donc être transparents et explicables. Le respect du secret médical est essentiel face aux risques de fuite ou de mauvais usage des données. L’IA ne doit pas aggraver les inégalités ni reproduire des biais discriminants.  

Elle doit être inclusive, accessible et juste. Enfin, elle ne doit jamais remplacer le dialogue entre médecin et patient, ni déshumaniser la relation de soin. Le véritable progrès est celui qui renforce la relation humaine, éclaire le discernement médical et restaure la confiance. L’IA ne doit pas supplanter l’humain, mais l’augmenter.

 

                                           Recueillis par Rabei BENKIRAN

 

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