Interview avec Bahi Ouarzazi : « Dans les arènes onusiennes, ma mère a affronté des obstacles systémiques »

Halima Ouarzazi, une pionnière indomptable. Comment, partie d’une enfance modeste, a-t-elle défié le patriarcat au Ministère des Affaires Etrangères, puis brillé sur la scène onusienne ? Bahi Ouarzazi, son fils, aujourd’hui Consultant international, partage les anecdotes méconnues qui forgent la légende de cette diplomate. Explications dans cet entretien inédit.

– Le Club Diplomatique Marocain a organisé, mercredi 8 octobre à Rabat, une cérémonie d’hommage en mémoire de votre mère, feue Halima Ouarzazi. Au-delà de l’émotion personnelle, que représente pour vous et pour la famille le fait qu’une telle institution choisisse de saluer son parcours exceptionnel et son héritage ?

– Je suis très honoré que le Club Diplomatique Marocain lui rende hommage car cela représente une reconnaissance pour sa bataille de longue haleine pour les droits humains, et, particulièrement, pour les droits des femmes. En consacrant 50 ans de sa vie à la lutte contre le sexisme, la discrimination et toutes les formes d’oppression qui marginalisent les femmes au Maroc et dans le monde, ma mère a su montrer ce que les femmes sont capables d’accomplir dans l’arène diplomatique. Il s’agit d’une véritable victoire pour elle, et pour sa famille.

– Votre mère a fait partie des pionnières marocaines dans son domaine. Pourriez-vous nous raconter un souvenir ou une anecdote qui illustrent sa détermination et son courage pour s’imposer à une époque où les femmes étaient peu représentées dans ces sphères ?

– Un souvenir qui me vient à l’esprit est sa détermination très forte à se prouver, à elle-même et aux autres, qu’elle pouvait faire des études supérieures lui permettant de gagner son autonomie et sa liberté. Elle a ainsi profité de son passage au Caire pour apprendre l’arabe qu’elle ne maîtrisait pas et passer son Bac pour s’inscrire à l’insu de son père à la Faculté pour une licence en lettres qu’elle a réussi avec brio, malgré son lourd handicap en langue arabe.

– Qu’est-ce qui, selon vous, a été le déclencheur de sa vocation et le moteur de son engagement professionnel et public ?

– L’enfance difficile de ma mère a indéniablement nourri son ambition. Élevée par sa grand-mère maternelle, après le divorce de ses parents lorsqu’elle était très jeune, elle a grandi dans un foyer aux moyens modestes, souvent seule et avec peu d’amis. Les livres furent alors son refuge et le tremplin de son imaginaire. Elle rêvait d’une vie sociale dynamique, entourée d’amis venus de divers pays et d’horizons différents, prémices de son attrait pour la diplomatie. Par ailleurs, ma mère entretenait un rapport très fort à la justice. Le sentiment d’abandon, laissé par ses parents, l’a profondément marquée, y compris lorsque son père l’a recueillie à ses quinze ans. Les premières années auprès de lui furent difficiles car elle lui en voulait de l’avoir laissée, quand elle était enfant. Têtue et déterminée, elle a fini par s’imposer pour poursuivre une licence ès-lettres après le lycée au Caire, puis pour vivre à Rabat et entamer sa carrière au Ministère des Affaires Etrangères en 1957. Deux ans plus tard, en 1959, elle a traversé l’Atlantique pour devenir attachée culturelle à Washington. Son père n’y était pas du tout favorable, mais elle a su le mettre devant le fait accompli.

– Quelles ont été les difficultés majeures qu’elle a rencontrées au début de sa carrière, et comment les a- t-elle surmontées ?

– À son entrée au Ministère des Affaires Étrangères, en 1957 à l’âge de 24 ans, ma mère a dû être très stratégique pour naviguer dans cet environnement aussi patriarcal qu’était à l’époque le Département. Beaucoup de fonctionnaires s’étonnaient qu’une si jeune femme ait pu y accéder. On la réduisait au cliché de « fille à papa » et on lui confiait peu de tâches. Elle a appris à se faire une place au Ministère en affirmant sa légitimité tout en évitant de froisser les susceptibilités masculines, grâce à son sens de l’humour et à son sens de l’écoute. Elle n’hésitait pas non plus à prendre des initiatives audacieuses, comme lorsqu’elle a demandé directement au Ministre de l’Intérieur, Driss Mhammadi, une affectation à Washington. Dans les arènes onusiennes, ma mère a affronté des obstacles systémiques, notamment lors de sa candidature à la présidence de la Troisième Commission. Son ouverture d’esprit et la maîtrise de quatre langues ( le français, l’arabe, l’anglais et l’espagnol) lui ont permis de gagner la sympathie de nombreux diplomates et de rallier des délégations variées.

– Quel conseil ou quelle leçon de vie qu’elle vous a transmise résonne le plus fortement, en vous, aujourd’hui ?

– Ma mère a prouvé à sa famille, et au Maroc, ce dont elle était capable d’accomplir. Ce que je retiens de son parcours, c’est que le travail finit toujours par payer d’une façon ou d’une autre. Quand on veut, on peut. Aussi ne jamais faire une promesse qu’on ne peut pas tenir, et donc respecter la parole donnée, en plus du respect à donner à tout un chacun quelle que soit sa situation.

– En tant que femme marocaine, quel message ou quel modèle pensez-vous qu’elle a voulu laisser aux générations futures, notamment aux jeunes filles et aux femmes qui aspirent à des carrières de premier plan ?

– Ma mère a été le symbole parfait du féminisme intersectionnel, dans la mesure où elle a défendu ardemment les droits des femmes et l’égalité entre les hommes et les femmes, tout en faisant rayonner la culture marocaine sur la scène internationale. Elle a combattu les logiques coloniales et les rapports de domination qui imposent un mode de pensée unique et un modèle idéologique prétendument universel. Ma mère s’est opposée à l’essentialisation des femmes, qui efface la diversité de leurs besoins et de leurs identités et, ce faisant, renforce leur marginalisation à l’échelle mondiale. Par sa riche carrière à l’échelle internationale, ma mère a prouvé au Maroc que les femmes sont de véritables agentes du changement, indispensables à l’avenir de notre pays. Elle a tant œuvré pour libérer les Marocaines du patriarcat et pour qu’elles prennent conscience que leur avenir est entre leurs mains. Le message qu’elle a voulu laisser est de ne jamais baisser les bras et de continuer à tracer de l’avant, et s’engager qu’elles que soit les difficultés, les tracasseries, voire les mesquineries autour de soi.

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