​Interview avec Dr Abdourahamane Ba : Mettre la jeunesse au centre des espaces de codécision

Expert en développement international, management et évaluation des politiques publiques, Dr Abdourahamane Ba, auteur de «Choix et évaluation des politiques publiques en Afrique», est on ne peut plus clair : l’Afrique doit faire de sa jeunesse le socle de son agriculture mécanisée et technologique. Explications.

Le Forum africain sur les systèmes alimentaires (AFS) s’est tenu du 29 août au 5 septembre 2025 à Dakar, au Sénégal, avec la participation de plus de 6.000 parties prenantes issues de tout le continent. Quelle lecture faites-vous de cette édition, dans la continuité avec les rencontres de haut niveau sur l’agriculture, comme celle de Maputo sur l’agriculture et la sécurité alimentaire en 2003? Le Forum africain sur les systèmes alimentaires a rassemblé des milliers d’acteurs venus de toutes les régions du continent, des chefs d’État aux organisations de producteurs, en passant par le secteur privé et les chercheurs. L’événement a suscité une forte attention, mais il ne doit pas être assimilé au Sommet de Maputo de 2003 ni à la Déclaration de Malabo de 2014. Maputo avait scellé des engagements budgétaires et productifs, notamment consacrer 10% des dépenses publiques à l’agriculture et atteindre un rythme soutenu de croissance du secteur supérieur ou égal à 6%.Malabo avait élargi l’ambition en fixant l’élimination de la faim, la réduction des pertes post-récolte et la consolidation du commerce agricole intra-africain. Dakar 2025, de son côté, ne se veut pas un rendez-vous normatif mais une plateforme de coalition et d’action, destinée à transformer des engagements politiques en programmes opérationnels.La valeur des exportations agricoles africaines est passée d’environ 25 milliards de dollars en 2003 à près de 80 milliards en 2023. Le commerce alimentaire intra-africain a atteint plus de 15 milliards de dollars et représente désormais une part proche de 15% des échanges continentaux. Toutefois, cette croissance bénéficie surtout à certaines filières capitalisées, tandis que les cultures vivrières et les petits producteurs en tirent peu de gains.Dakar 2025 a insisté sur la nécessité d’élargir l’impact de cette croissance et de mieux intégrer les acteurs marginaux dans les chaînes de valeur. Un autre signal fort de Dakar est la centralité donnée à la jeunesse. Le continent compte une population dont l’âge médian est inférieur à 20 ans et environ 15 millions de nouveaux entrants chaque année sur le marché du travail. Maputo s’adressait d’abord aux gouvernements et aux bailleurs, Malabo a introduit un langage de responsabilité collective.
  Le thème retenu pour cette édition était : «La jeunesse africaine menant la collaboration, l’innovation et la mise en œuvre de la transformation des systèmes alimentaires en Afrique». Comment interprétez-vous ce positionnement stratégique ? Placer la jeunesse au centre du Forum de Dakar 2025 répond à une réalité démographique et sociale incontournable, mais la formule choisie masque un problème structurel. Depuis deux décennies, les déclarations continentales multiplient les références à la jeunesse comme vecteur d’avenir, sans que les indicateurs d’emploi, de revenu ou d’accès aux ressources ne montrent de rupture. Le risque est que ce thème serve surtout de signal politique, alors que l’expérience montre que la traduction dans les politiques publiques nationales demeure lente et inégale. Il est important de distinguer entre un discours mobilisateur et une capacité effective de mise en œuvre.Ce positionnement traduit aussi une tension entre l’ambition de transférer un rôle de leadership aux jeunes et la réalité des rapports de force institutionnels. Les arènes agricoles, foncières et financières africaines restent en général dominées par les gouvernements, de grands acteurs privés et les bailleurs. La jeunesse est rarement présente dans les espaces de codécision.
  Pourtant, selon l’Organisation internationale du Travail, un jeune sur quatre en Afrique n’est ni en emploi ni en formation, alors même que le continent dispose de plus de 60% des terres arables non exploitées de la planète. Comment expliquer ce paradoxe structurel ? Cette statistique alerte, surtout si on la rapproche du potentiel agricole où plus de 60% des terres arables non exploitées de la planète se trouvent sur le continent. Le paradoxe s’explique d’abord par un déficit de productivité et de modernisation agricole. Les terres existent, mais leur mise en valeur reste limitée par un manque d’irrigation, de mécanisation et d’infrastructures de base. Sans routes rurales, sans stockage fiable ni accès régulier à l’énergie, la transformation de ce potentiel foncier en opportunités économiques reste entravée.
  Le déficit énergétique freine le développement agro-industriel dans de nombreux pays africains, compromettant la transformation locale de la production. Quelles solutions opérationnelles peuvent être envisagées pour lever cet obstacle stratégique ? Le déficit énergétique n’est pas seulement une contrainte technique, il constitue un verrou stratégique qui pèse sur la souveraineté économique du continent. Il limite la compétitivité de l’agro-industrie, oblige à exporter des produits bruts et entretient la dépendance alimentaire. Les expériences menées dans plusieurs pays montrent pourtant que des solutions existent, mais elles ne prennent sens que si elles sont envisagées comme des choix politiques structurants et non comme des projets techniques isolés.
  Le Maroc est souvent cité comme modèle pour l’intégration de l’énergie dans l’agriculture et le développement de chaînes de valeur résilientes. Ce modèle peut-il inspirer d’autres États africains ? Pourquoi ? Effectivement, le Maroc est souvent cité comme une réussite dans l’intégration de l’énergie à l’agriculture. Dès le lancement du Plan Maroc Vert puis de la stratégie Génération Green, Rabat a misé sur les énergies renouvelables, en particulier le solaire, pour soutenir l’irrigation et la compétitivité de ses filières agricoles. Le programme national de pompage solaire pour l’irrigation a permis de réduire la dépendance au gaz butane subventionné et au diesel, tout en améliorant la durabilité environnementale et la régularité de la production. Ce choix stratégique traduit une vision claire, l’énergie n’est pas un secteur séparé, elle est un pilier du développement agricole. Le modèle marocain est inspirant parce qu’il repose sur une cohérence institutionnelle. Les politiques énergétiques, agricoles et industrielles ont été pensées de manière intégrée, avec des incitations fiscales, des mécanismes de crédit adaptés et une implication active du secteur privé. Le Maroc a su créer un écosystème favorable où l’adoption des technologies vertes par les agriculteurs est encouragée, accompagnée et rentable. Pour beaucoup de pays africains, la leçon à retenir est que la réussite ne dépend pas seulement des ressources disponibles, mais de la capacité à aligner les institutions, les financements et les infrastructures sur des objectifs communs.Ce modèle peut inspirer d’autres États parce que les conditions de base notamment le potentiel solaire, les besoins en irrigation, la demande croissante de produits transformés, existent sur une large partie du continent. La clé est d’adapter l’expérience marocaine aux réalités locales. Par exemple, un pays sahélien pourra privilégier le pompage solaire pour sécuriser les cultures vivrières, tandis qu’un pays côtier pourra cibler la chaîne du froid pour les produits horticoles et halieutiques. L’esprit du modèle marocain n’est pas de reproduire à l’identique, mais de montrer qu’investir dans l’énergie agricole produit des gains économiques et sociaux mesurables. L’exemple marocain démontre aussi que l’intégration énergie-agriculture est un outil de résilience. Dans un contexte de changement climatique, sécuriser l’irrigation et stabiliser les filières agroalimentaires réduit les vulnérabilités face aux sécheresses, aux fluctuations de prix mondiaux et aux tensions sociales. En plaçant l’énergie propre au service des filières agricoles stratégiques, le Maroc a renforcé la capacité de ses chaînes de valeur à résister aux chocs externes et à conserver des emplois ruraux. Cette logique est transférable et hautement stratégique pour d’autres pays africains confrontés aux mêmes défis.

 

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