De passage au Festival Jazzablanca, le pianiste et compositeur palestinien Faraj Suleiman revient sur « Maryam », son dernier album né en pleine guerre à Gaza. Entre amour brisé, mémoire fragmentée et résilience, il signe une œuvre poignante, nourrie par le théâtre et portée par l’Histoire d’un peuple en pleine fracture. Entretien.
Les paroles ont été écrites par mon ami Majd Kayyal, tandis que j’ai composé la musique. Ce qui est assez amusant, c’est que Majd n’a jamais réellement mis les pieds à Berlin – l’histoire racontée dans la chanson est largement née de son imagination. Quant à moi, je n’ai pas abordé la composition avec une ambition particulière ou l’idée de créer quelque chose d’exceptionnel.
Mais le destin en a décidé autrement. Dans cette chanson, Majd et moi avons sans doute révélé l’une des plus belles expressions de notre collaboration artistique. Il s’est produit une alchimie étonnante entre ses mots et ma musique. Le résultat a touché le public bien au-delà de nos attentes. Lors de la sortie de l’album, je n’aurais jamais imaginé que ce titre deviendrait le favori des auditeurs.
Votre dernier album « Maryam » a été conçu en collaboration avec l’écrivain Amer Hlehel. Pouvez-vous nous parler du processus de création de ce projet, notamment dans le contexte tragique de la guerre à Gaza ?
Le travail sur « Maryam » a commencé en amont de la guerre, en collaboration étroite avec mon ami Amer Hlehel, qui a signé l’intégralité des textes. J’ai composé la musique. La première moitié de l’album a été réalisée avant le 7 octobre, dans un climat radicalement différent. C’est pourquoi on y ressent une atmosphère plus douce, presque insouciante, qui évoque encore la vie d’avant, une forme de normalité aujourd’hui brisée.
Lorsque la guerre à Gaza a éclaté, nous avons interrompu le projet. Il nous était impossible de continuer à créer sans prendre le temps de digérer l’horreur de ce qui se passait. Il fallait assimiler, comprendre, et surtout trouver une manière honnête de poursuivre sans trahir la réalité. Car les chansons que nous avions déjà conçues ne correspondaient plus au monde dans lequel nous étions plongés.
Quand nous avons repris le travail, quelque chose avait changé, profondément. La musique comme les textes ont commencé à refléter cette nouvelle réalité : celle d’une guerre effroyable, d’un génocide en cours. « Maryam » est devenu un récit de perte, à travers l’histoire d’un jeune homme et d’une jeune femme. Leur première séparation précède la guerre ; la seconde, irréversible, survient lorsque la jeune femme perd la vie.
On peut suivre à travers les dix morceaux un véritable arc narratif. Dès la sixième chanson, une rupture dramatique se fait sentir : la guerre devient omniprésente, elle envahit le récit, bouleverse le ton, et impose sa brutalité à l’histoire. L’album tout entier devient alors une chronique intime et collective d’un amour interrompu par la tragédie.
Cet album a aussi été, pour nous, une tentative de raconter ce que nous sommes en train de vivre. Nous sommes plongés dans une guerre dont nous n’arrivons pas à sortir – et, à titre personnel, je suis encore figé dans une phase de choc. Je n’arrive toujours pas à assimiler ce qui se passe, à mesurer l’ampleur des pertes humaines, la destruction de toutes les formes de vie, le génocide en cours. C’est au-delà de ce que l’on peut comprendre ou digérer.
Aujourd’hui, je suis incapable de vous dire, précisément, comment cette guerre m’a transformé. J’ai juste la sensation – que je pense partager avec beaucoup de Palestiniens – que nous sommes devenus d’autres personnes. Plus personne n’est comme avant. Il nous faudra beaucoup de temps, peut-être des années, pour parvenir à comprendre ce que nous avons traversé, et ce que cela a changé en nous.
Votre musique semble toujours porter une dimension narrative forte. D’où vous vient cette approche si cinématographique et immersive de la composition ?
J’ai toujours aimé que la musique raconte une histoire. Qu’il s’agisse d’un morceau instrumental ou d’une chanson, elle doit, à mes yeux, porter une charge narrative. Je n’apprécie pas la musique d’arrière-plan, celle qu’on écoute distraitement, une seule fois, et qu’on oublie aussitôt. Pour moi, la musique doit laisser une empreinte, une trace, quelque chose qui reste après la dernière note.
Cette perception, je la dois beaucoup à mon rapport au théâtre – un art que j’ai longtemps pratiqué et que j’aime profondément. Le théâtre m’a appris à construire un récit, à penser en termes de progression dramatique, de tension, de transformation. C’est pourquoi, dans mes compositions, je cherche toujours à créer une expérience immersive, à embarquer l’auditeur dans un voyage, d’un point A vers un point B, avec une évolution logique, émotionnelle, presque scénarisée. C’est ce fil narratif qui donne du sens à la musique, au-delà de sa forme pure.
Au fond, nous sommes un seul peuple. Il n’y a pas de différence véritablement tangible entre nous. Nos promenades dans les ruelles, nos vies quotidiennes, nos imaginaires… tout cela se ressemble profondément. Alors, il est tout naturel que notre lien avec ce type de musique soit le même, peu importe où elle est jouée. Il y a une reconnaissance immédiate, une résonance commune, parce que nous partageons une Histoire, une mémoire, une langue sensible.
Ce que je remarque plutôt, c’est un contraste lorsqu’il s’agit de jouer cette musique devant un public européen, qui ne partage pas cette Histoire. Nous, nous portons ces récits collectivement. Eux, les découvrent de l’extérieur. Cela change la nature de l’écoute, la profondeur du lien, sans pour autant l’annuler. Mais cette différence, elle se ressent, et elle compte.
Quels sont vos projets actuels et à venir ?
En ce moment, je suis concentré sur « Maryam », mon dernier album sorti il y a quelques mois. Nous avons déjà assuré plusieurs concerts dans le monde arabe, cet été, et une tournée européenne est prévue dans la foulée. Pour l’instant, c’est cela l’essentiel : travailler, être en mouvement, partager cette musique avec le public.
Je n’ai pas de plan bien défini pour ce qui viendra après. Je suis totalement absorbé par la tournée, la musique, et par le processus de préparation artistique qu’elle implique. L’avenir est encore flou, mais pour l’instant, l’important, c’est d’être pleinement présent dans ce moment.
Initié très tôt au piano par un oncle mélomane, il retrouve son instrument de prédilection à l’université de Haïfa, où il découvre aussi l’intensité du théâtre, qui marquera durablement sa manière de composer. Installé depuis à Paris, Faraj Suleiman déploie, au fil d’une discographie exigeante et poétique – Login (2013), Once Upon a City (2017), Better than Berlin (2020), Maryam (2025) – un univers musical profondément narratif. À ses yeux, une composition ne se suffit pas à son esthétique : elle doit raconter une histoire, tracer une courbe émotionnelle, laisser une empreinte.