Interview avec Loubna Ghaouti : « Les réalisations des Marocains du Canada manquent de visibilité au Maroc »

Si la lumière se projette souvent sur les Marocains d’Europe, une diaspora marocaine prospère et influente évolue au Canada, notamment dans les sphères de la recherche et développement en Amérique du Nord. Le Salon International de l’édition et du Livre rend cette année un hommage appuyé aux « Marocains du monde », et braque ses projecteurs sur ces réussites, à l’image de Mme Loubna Ghaouti, dont le parcours canadien déconstruit le mythe du déracinement.

1. Madame Ghaouti, pourriez-vous nous partager un aperçu de votre parcours académique et professionnel, ainsi que la manière dont s’est déroulée votre transition du Maroc vers le Canada ?

– En 1999, j’ai quitté Rabat, ma famille et ma terre natale, pour poursuivre mes études supérieures à Montréal. Ce fut une transition difficile, marquée par le manque familial, la découverte de nouvelles valeurs, la peur de l’échec et l’absence de réseau et d’autonomie. Cette période a nécessité une forte adaptabilité, impliquant l’écoute, l’observation et la patience pour comprendre et intégrer les normes de la nouvelle société. Malgré sa dureté, cette expérience m’a forgé et m’a permis d’acquérir des compétences en communication interculturelle essentielles à la construction de liens sociaux et au vivre-ensemble.
 
Après avoir obtenu une maîtrise en sciences de l’information et un diplôme en gestion à (ENAP), j’ai intégré l’Université Laval en 2001. Depuis 2012, j’y occupe le poste de directrice générale de la Bibliothèque, forte de plus de vingt ans d’expérience dans le milieu des bibliothèques universitaires, particulièrement en gestion stratégique et en gouvernance numérique. Parallèlement à mes fonctions, je préside le Partenariat des bibliothèques universitaires du Québec, suis vice-présidente du consortium Érudit, et siège à plusieurs instances nationales et internationales liées aux bibliothèques et à la numérisation du patrimoine documentaire.
 
À titre de directrice générale, je suis responsable d’un budget de fonctionnement de près 40Millions de $ et plus de 250 employés. J’assure la représentation de l’Université au niveau régional, national et international dans toutes les matières relatives au développement et l’accès aux ressources informationnelles et numériques et de toutes les sphères de la science ouverte tant pour la concertation avec les bibliothèques universitaires et nationales, la recherche de subventions auprès de sources externes et le développement philanthropique.

2. Vous dirigez la Bibliothèque de l’Université Laval (Québec) et occupez également la présidence du Partenariat des bibliothèques universitaires du Québec depuis plusieurs années. Quels ont été les principaux accomplissements et les défis rencontrés dans le cadre de ces fonctions ?

– Bien des défis et des accomplissements liés à la gouvernance universitaire, la gestion et la diffusion des ressources numériques, la souveraineté scientifique, numérique et culturelle. Je crois fondamentalement en l’avancement des connaissances et à l’accessibilité au savoir, notamment pour soutenir la recherche, l’enseignement et l’apprentissage, et ultimement, pour former une société responsable, citoyenne et éclairée.

Au cours des 20 dernières années, j’ai été confrontée à l’ensemble des enjeux majeurs liés à la transformation numérique des bibliothèques universitaires. Qu’il s’agisse des compressions budgétaires, de la montée des coûts dans l’édition scientifique, de la numérisation des contenus et leur accès et gestion, du développement de la littératie numérique, ou encore de la préservation du patrimoine documentaire, chaque défi a été l’occasion de repenser nos pratiques. J’ai également œuvré à la redéfinition des espaces bibliothécaires, à l’accompagnement de la recherche, aux questions de droit d’auteur, à la diffusion des résultats scientifiques et à l’évaluation de l’impact de la recherche. Ce virage numérique, bien qu’exigeant, constitue une opportunité précieuse de renouveler notre rôle au cœur de la science ouverte, de l’enseignement hybride et de la valorisation des savoirs.

3. Est-ce qu’il existe des obstacles ou freins spécifiques auxquels sont confrontés les Canadiens d’origine marocaine dans leur parcours professionnel, notamment pour accéder à des postes de responsabilité, alors que le discours véhiculé présente souvent le Canada comme un modèle d’inclusion et un pays d’accueil rêvé ?

– Etablissons les faits et non pas les perceptions. De toute évidence, ce n’est ni noir, ni blanc, je réponds quand même à votre question par l’affirmative. Certes, dans l’absolu, Le Canada reste un pays d’accueil fondé sur des valeurs d’ouverture, mais l’image idéalisée d’un Eldorado accessible à tous est trompeuse et peut entraîner de grandes désillusions chez les immigrés, notamment ceux d’origine marocaine. Ces derniers se heurtent souvent à des obstacles liés à la reconnaissance de leurs diplômes, à la barrière linguistique, au manque d’expérience locale et à l’absence de réseau. L’intégration passe avant tout par l’insertion professionnelle. Comme je l’ai souligné lors de ma conférence au SIEL, les employeurs ne se contentent pas d’être impressionnés par un diplôme sur un CV. Ce qu’ils recherchent davantage et qui fait toute la différence, ce sont les soft skills.

Dans un monde toujours plus interconnecté, il est crucial de préparer les jeunes au marché du travail mondial en les dotant de compétences interculturelles et en renforçant l’adéquation entre leurs ambitions et les attentes des employeurs. Savoir valoriser ses compétences est indispensable pour éviter le syndrome de l’imposteur. Les pays d’accueil ont besoin de talents, mais il faut savoir se positionner. À mon sens, la responsabilité sociale est une compétence clé : s’engager dans des projets communautaires, faire du bénévolat ou contribuer à des actions philanthropiques montre aux employeurs notre capacité à apprendre, à nous adapter et à relever des défis hors de notre zone de confort.

Par ailleurs, et je le dis en toute honnêteté, bien que je n’en aie pas été personnellement victime, des formes de discrimination existent chez certains employeurs. Le resserrement des politiques migratoires peut accentuer ces perceptions dans un climat social plus tendu. Il est donc essentiel que les gouvernements fédéral et provincial harmonisent leurs efforts pour proposer des programmes d’intégration plus agiles, coordonnés et humains, en phase avec les capacités du pays et les attentes des nouveaux arrivants.

4. Pensez-vous que les parcours et réalisations des Marocains du Canada sont suffisamment mis en lumière dans l’espace public marocain ? Et comment le Royaume pourrait-il mieux mobiliser et valoriser le potentiel de ses talents issus de la diaspora ?

– En toute sincérité, je vous réponds non. Les réalisations des Marocains du Canada manquent de visibilité au Maroc. Malgré leur impact notable, il reste sous-exposé. Des initiatives ciblées et régulières pourraient le valoriser davantage, et les occasions ne manquant pas. Je saisis d’ailleurs cette tribune pour saluer le thème du Salon du Livre, « Marocain-es du monde », sous le Haut Patronage de SM le Roi Mohamed VI, un événement grandiose qui nous offre une belle reconnaissance.

Le Royaume a les moyens de mieux valoriser sa diaspora en renforçant les liens entre ses institutions (fondations, universités, gouvernement, etc.) et les compétences établies à l’étranger. Si des événements comme le SIEL et le SIAM sont des opportunités, il est crucial d’adopter une approche continue et ciblée, en intégrant systématiquement les Marocains du monde et d’Amérique du Nord notamment, dans toute initiative. La diaspora est toujours très fière de se sentir sollicitée par le pays. Il pourrait également y avoir des réseaux d’échange et de mentorat, des programmes de retour temporaire pour le partage d’expertise, et un registre des compétences à l’étranger. Une meilleure médiatisation de leurs réussites sensibiliserait le public et les acteurs nationaux à cette richesse humaine et à leurs perspectives diverses. Faciliter les partenariats en tirant parti des postes influents occupés par certains membres de cette diaspora, est crucial. L’expertise et la volonté existent des deux côtés, il faudrait surmonter les obstacles bureaucratiques pour permettre une pleine contribution au développement du pays.

5. Avec l’essor du tout numérique et de l’intelligence artificielle, le rôle traditionnel des bibliothèques est en pleine redéfinition. Comment percevez-vous ces mutations, et selon vous, à quoi ressembleront les bibliothèques de demain ?

– Le rôle des bibliothèques évolue vers des carrefours de savoir hybrides, où espaces physiques et services numériques se complètent. L’IA générative (IAg) accélère cette transformation et met en lumière la tension entre apprentissage individuel et collectif, que les bibliothèques incarnent déjà. Elles peuvent devenir des lieux de dialogue, réduisant les inégalités liées à la technologie et promouvant un usage responsable de l’IA, qui n’est qu’un outil dont l’éthique dépend de l’utilisateur. Les bibliothécaires sont essentiels comme médiateurs critiques, expliquant les biais, formant à la pensée informationnelle et favorisant une culture numérique responsable. Les bibliothèques sont donc des partenaires stratégiques pour la construction du savoir, la compréhension de la complexité et le développement de la pensée critique au service d’une société apprenante et d’une science citoyenne ouverte.

 

Propos recueillis par Youssef BENKIRANE

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