À l’approche du Mondial 2030, alors que les incivilités menacent l’image du Maroc, le Centre Marocain de Citoyenneté (CMC) alerte sur le décalage entre les valeurs civiques et leur application au quotidien. Explications avec Rachid Essedik, président de cette institution.
Ce fossé s’explique d’abord par l’effritement progressif des liens sociaux traditionnels, autrefois garants de normes collectives et de régulations sociales implicites. Avec l’urbanisation, la mobilité et la transformation des structures familiales, ces mécanismes communautaires de contrôle se sont affaiblis, favorisant l’individualisme et une forme d’indifférence à autrui.
À cela s’ajoute une carence structurelle dans l’éducation civique, tant à l’école qu’au sein de la cellule familiale. Les valeurs de citoyenneté sont peu cultivées, de manière concrète, dans les parcours éducatifs, et rarement reliées aux enjeux du quotidien. Par ailleurs, une grande partie des citoyens entretient un rapport ambigu à l’autorité et à la loi : plutôt que d’être perçues comme des règles communes garantes du vivre-ensemble, les normes sont parfois vues comme des contraintes imposées de l’extérieur. Ce qui alimente le sentiment d’iniquité ou d’impunité.
Comment expliquez-vous la très faible satisfaction des citoyens concernant les efforts du gouvernement pour renforcer le civisme (seulement 1,9% perçoivent des politiques efficaces) ? Quels leviers l’État devrait-il activer, en priorité, pour inverser cette perception ?
Beaucoup de campagnes ou d’initiatives, lorsqu’elles existent, restent ponctuelles, déconnectées des réalités locales, ou cantonnées à des messages génériques sans accompagnement éducatif ou institutionnel. De surcroît, l’absence d’exemplarité perçue de la part de certains responsables, l’impunité de comportements inciviques dans l’espace public et le sentiment d’injustice sociale viennent affaiblir la crédibilité de tout discours officiel sur la citoyenneté.
Pour inverser cette perception, l’État devrait activer en priorité plusieurs leviers structurants. Il s’agit d’abord de donner un contenu concret à la notion de civisme à travers une politique publique intégrée, articulée autour de l’école, de la famille, de l’espace public et des médias.
Ensuite, il est impératif de faire respecter les règles de manière juste et équitable, en luttant contre l’impunité et en renforçant les mécanismes de contrôle de proximité. Enfin, le gouvernement gagnerait à impliquer activement les collectivités locales et la société civile dans la mise en œuvre de programmes participatifs, concrets et évaluables. Lesquels permettent de reconstruire la confiance citoyenne et de démontrer que l’amélioration du vivre-ensemble est une priorité nationale.
Le harcèlement des femmes dans l’espace public est identifié comme un problème « très préoccupant » par près de 70% des répondants. Au-delà des chiffres, quelles sont les conséquences concrètes de cette incivilité sur la vie quotidienne des femmes et l’image de la société marocaine ?
Sur le plan social, ce phénomène nourrit l’exclusion silencieuse des femmes de certains espaces publics, réduit leur participation active à la vie urbaine, et perpétue des rapports de domination fondés sur le genre. Loin d’être un fait isolé, ce harcèlement s’inscrit dans une culture plus large de banalisation de la violence symbolique ou verbale envers les femmes, souvent tolérée ou minimisée. Il affecte aussi l’image de la société marocaine, en contradiction avec ses ambitions de modernité, de respect des droits et d’ouverture.
Une société où la moitié des citoyens ne se sentent pas libres ou respectés dans l’espace public ne peut aspirer à un modèle de développement équilibré. Agir contre cette forme d’incivilité, c’est non seulement répondre à une exigence de justice sociale, mais aussi affirmer une volonté collective de construire un espace commun réellement partagé, égalitaire et sécurisé.
À l’approche du Mondial 2030, et face aux risques de « ternir l’image internationale du Maroc », quelles actions concrètes et urgentes le Centre Marocain pour la Citoyenneté préconise-t-il pour transformer ces constats amers en améliorations tangibles ?
Ces éléments, bien qu’ancrés dans le quotidien, peuvent devenir hautement visibles dans un contexte d’événement mondial, et impacter négativement l’expérience des visiteurs. Pour cela, le Centre recommande un plan d’action en plusieurs volets. D’abord, il s’agit de déclencher une campagne nationale de mobilisation civique autour du Mondial, en valorisant les comportements positifs et en encourageant la fierté collective d’accueillir le monde.
Ensuite, il faut améliorer rapidement les infrastructures de base, notamment en matière de propreté, de signalétique, de transports publics, de toilettes publiques et de gestion de l’espace urbain. Un troisième axe concerne le renforcement des mécanismes de contrôle sur le terrain pour lutter efficacement contre les abus (harcèlement, surfacturation, arnaques), avec des sanctions visibles et exemplaires.
Enfin, il est impératif d’accompagner cette dynamique par une application stricte et équitable de la loi. La tolérance zéro face aux comportements inciviques, doublée d’une communication pédagogique sur les droits et les devoirs des citoyens et des visiteurs, permettrait de restaurer la confiance dans l’autorité publique et d’instaurer un climat de respect mutuel.
Le Mondial doit être pensé comme une opportunité de changement durable, pas seulement comme un événement ponctuel. C’est une occasion unique pour engager une dynamique de transformation sociétale et faire du civisme un pilier du rayonnement du Maroc.
Au-delà des campagnes de sensibilisation, souvent jugées insuffisantes, quelles stratégies innovantes le Maroc pourrait-il adopter pour instaurer une culture du respect et de la citoyenneté durable, en s’inspirant potentiellement d’expériences internationales réussies ?
Des pays comme le Rwanda, la Corée du Sud ou le Singapour ont réussi à impulser de véritables révolutions comportementales en combinant des mesures éducatives, institutionnelles et symboliques fortes. Pour le Royaume, cela suppose d’abord de repositionner l’éducation par rapport à la citoyenneté comme priorité nationale, en l’intégrant dans toutes les étapes du parcours scolaire et universitaire, de manière pratique, participative et connectée à la réalité du quotidien.
Il est question aussi de valoriser les modèles positifs dans les médias, de promouvoir l’exemplarité dans la vie publique, et de déconstruire la banalisation de certains comportements nuisibles. Par ailleurs, la création de mécanismes locaux de veille citoyenne, le soutien aux initiatives communautaires, et l’ouverture d’espaces de dialogue sur les valeurs communes, peuvent ancrer une culture de la responsabilité partagée.
L’utilisation intelligente des outils numériques, des influenceurs et des plateformes de communication participative permettrait, également, de toucher les jeunes générations de manière plus efficace. Instaurer une culture du respect et de la citoyenneté ne relève pas uniquement de l’État, mais d’un pacte collectif où chaque acteur – famille, école, élus, médias, société civile – assume son rôle dans la construction d’un vivre-ensemble moderne, solidaire et digne.
Safaa KSAANI