La bataille s’acharne entre les grandes puissances pour le développement d’IA génératives puissantes. Rencontré en marge de « La Science Week », le Président du Comité de pilotage à l’Ecole d’informatique de l’Université Polytechnique Mohammed VI de Benguerir, Rachid Guerraoui, nous a dévoilé les premiers secrets d’une Intelligence Artificielle made in Morocco. Un événement qui se tient, du 17 au 23 février courant, sur le Campus de cette institution.
– Le monde est actuellement témoin d’une révolution technologique sans précédent, marquée par l’explosion de nouveaux outils d’Intelligence Artificielle générative. Ce phénomène a accéléré la démocratisation de l’accès à ces technologies à une échelle jamais vue. Aujourd’hui, chacun de nous utilise au moins une IA générative, que ce soit pour créer du contenu, concevoir des images, ou simplement pour l’apprentissage. Ainsi, de manière consciente ou inconsciente, nous devenons tous des acteurs dans l’univers de l’IA.
Cependant, il ne faut pas se laisser prendre par les effets d’annonce de plus en plus multiples. Bien que les outils comme ChatGPT et DeepSeek soient révolutionnaires et aient rapidement conquis un large public, mais derrière leur succès se cache une guerre commerciale liée à la capitalisation boursière, où chaque acteur cherche à emporter la mise.
En coulisses, la Chine et les États-Unis s’affrontent dans un bras de fer stratégique. Alors que l’utilisateur ne perçoit pas de différences significatives entre les IA émergentes, les pays y voient un enjeu stratégique de sécurité qu’ils cherchent à dominer à tout prix.
– Comment le Maroc se positionne-t-il dans ce contexte ?
– La jeunesse est notre véritable atout et représente la force motrice derrière la révolution technologique qui secoue le monde. Au Maroc, de plus en plus d’ingénieurs et de techniciens en informatique conçoivent des outils de pointe, capables non seulement de dominer l’Afrique, mais potentiellement le monde entier. Cependant, ces jeunes continuent de développer des innovations exceptionnelles, mais restent souvent dans l’ombre. Bien que des efforts notables aient été consacrés à l’amélioration des infrastructures de formation, il est crucial d’aller plus loin en encourageant les initiatives de notre jeunesse.
Cela ne pourrait se concrétiser que si l’administration et les entreprises prennent des risques en adoptant les produits créés par ces jeunes talents. Il est temps de passer d’une logique de consommation à celle de la création et de l’utilisation de nos propres produits adaptés à nos besoins spécifiques. – Le Maroc s’emploie à généraliser l’infrastructure de formation en sciences de l’informatique et de technologies.
Que recommandez-vous pour garantir la réussite de ce challenge ?
– À mon avis, pour aboutir à une formation pointue dans ce domaine, il est essentiel de prendre en compte tous les aspects dont nos ingénieurs auront besoin sur le terrain. Prenons l’exemple de DeepSeek qui suscite la curiosité du monde, les ingénieurs chinois ont réussi à développer cette technologie dans un temps record parce qu’ils maîtrisent à la fois le matériel (hardware), qu’ils savent utiliser astucieusement les machines et les circuits informatiques, qu’ils maîtrisent le cloud, et qu’ils comprennent les large « language models ».
En somme, ils connaissent l’intégralité du stack, soit l’environnement technique d’un logiciel informatique. Cela démontre bien que la formation doit englober tous ces aspects. On ne peut pas se contenter de se concentrer uniquement sur la data science, par exemple. Il faut être informaticien, mathématicien, et comprendre l’ensemble des enjeux. À Benguerir et à Rabat, au College of Computing, nous nous engageons à former des ingénieurs qui possèdent toutes ces compétences, afin qu’ils puissent s’adapter aux algorithmes, aux ressources critiques, aux puces, et à bien d’autres domaines.
– Est-ce possible que dans les années à venir, on puisse voir l’émergence d’un modèle de langage made in Morocco ?
– Absolument, j’espère que ça se concrétisera dans un futur très proche. Un groupe de chercheurs de l’Université Polytechnique de Benguerir travaille actuellement sur le développement d’un « large language model » accessible via téléphone portable. Ce serait une avancée extraordinaire pour notre pays. L’idée est similaire à l’expérience chinoise, qui repose sur la distillation des modèles. La distillation consiste à entraîner un modèle à partir d’un autre modèle préexistant, comme si quelqu’un avait déjà acquis une grande quantité de connaissances et qu’on lui transmettrait un modèle de langage (LF) pré-appris, tel que celui de ChatGPT.
Toutefois, l’outil marocain ne serait pas généraliste, mais plutôt destiné à des applications spécifiques dans divers domaines, tels que la santé, la finance, entre autres. Cela permettrait de minimiser les ressources utilisées tout en étant plus ciblé et adapté aux besoins locaux.
– Quelle est votre ambition par rapport au chemin parcouru par notre pays en matière de développement digital ?
– Je me permets de revenir au Plan de développement, qui repose sur trois principes simples mais essentiels : d’abord, la couverture Internet à l’échelle nationale. Il est crucial de garantir une couverture étendue à travers tout le pays, pas seulement pour les besoins de communication, mais aussi pour accélérer des services tels que la télémédecine, notamment dans les zones reculées.
Le deuxième principe consiste à développer des logiciels souverains que les entreprises et les administrations puissent utiliser au quotidien. Encore une fois, il faut rappeler que ce n’est pas question de créer des produits complexes, mais des solutions toutes simples qui pourront faciliter notre quotidien comme celles développées pendant la crise de la Covid-19. Enfin, il faut investir dans la formation de jeunes capables de produire des outils made in Morocco en collaboration avec le monde de l’entreprise.
– Comme vous l’avez bien dit, l’Intelligence Artificielle est désormais omniprésente dans notre quotidien. Comment garantir une utilisation efficace de ces outils, tout en préservant ses compétences cognitives ?
– Je pense qu’il faut se rappeler ce que l’on a fait avec la machine à calculer. Bien sûr, les enfants l’utilisent, mais on leur apprend aussi à ne pas en dépendre pour que leur cerveau continue à exercer des calculs de tête, comme les additions. Parce que lorsqu’un enfant fait des calculs tout seul, son cerveau s’entraîne. C’est un peu comme lorsqu’on fait des pompes ou des abdos : on entraîne notre corps.
De la même manière, il est important d’apprendre aux gens à ne pas utiliser des outils comme GPT avant de leur enseigner à les utiliser correctement. Mais ces deux étapes doivent aller de pair. Comment y parvenir ? C’est simple : il suffit de fixer des règles. Par exemple, dans mes examens à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, l’accès à Internet est interdit.
Mais, l’application chinoise est-elle en mesure de détrôner ChatGPT sur le long terme ? Rachid Guerraoui note, à cet égard, que DeepSight utilise ChatGPT comme modèle de base à travers un processus de distillation, cela lui permet de tirer parti des connaissances du modèle existant. « Cela ne signifie pas nécessairement que DeepSeek surpassera ChatGPT dans tous les domaines, mais plutôt qu’il offrira certains avantages, notamment une meilleure gestion des données et la possibilité d’être téléchargeable, permettant de développer une utilisation personnalisée pour chacun », souligne-t-il.