Interview avec Sabrina Bennoui : « Une solution à deux États semble encore bien lointaine »

Le Moyen-Orient traverse une période de profondes mutations. Les alliances se reforment, les conflits persistent et les enjeux géopolitiques se complexifient. Quelles perspectives pour cette partie du monde ? Eléments de réponses avec Sabrina Bennoui, spécialiste de la région MENA.

Le Moyen-Orient est en pleine mutation, avec des alliances qui se reforment, des conflits qui s’intensifient et des enjeux géopolitiques qui deviennent complexes. Comment définiriez-vous la « nouvelle configuration » du Moyen-Orient ? Quels sont les principaux changements par rapport à la situation précédente ?

Il y a deux événements majeurs qui se sont produits dans la région : le cessez-le-feu dans la bande de Gaza et le changement de régime en Syrie. Associés au retour de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, ces faits redéfinissent complètement les rapports de force. La chute de Bachar el-Assad et la prise de pouvoir de HTS en Syrie a mis un terme à l’influence de la Russie et de l’Iran.

Téhéran a d’ailleurs officiellement retiré la Syrie des membres qui forment « l’axe de la résistance ». Une course se joue maintenant entre différents pays de la région, en particulier la Turquie et le Qatar, pour remodeler la Syrie et y consolider leurs intérêts, à renfort de visites et de promesses d’investissements.

Quant au cessez-le-feu dans la bande de Gaza, il reste très fragile et l’on voit déjà qu’un autre front se joue parallèlement en Cisjordanie, avec des attaques israéliennes à Jénine, sans parler de l’équilibre fragile sur le terrain libanais. Depuis le Yémen, les Houthis, qui étaient déjà partie prenante du conflit en ciblant Israël et les bateaux traversant la mer Rouge, continuent de surveiller le déroulement du cessez-le-feu et ont promis de reprendre les attaques s’il était violé.
 

 Quel est l’impact des révolutions arabes de 2011, de l’après-guerre de Gaza et de la révolution en Syrie sur la nouvelle configuration du Moyen-Orient ?

Plus de dix ans après le début du « printemps arabe », il ne reste plus grand chose, que ce soit en Libye, en Tunisie ou en Egypte. La Syrie a été une surprise car, après tant d’années d’immobilisme, le camp dit de la révolution semblait avoir totalement perdu. Plusieurs Etats arabes avaient même entrepris de normaliser leurs relations avec Bachar el-Assad.

Aujourd’hui, il faut encore du temps pour voir si une Syrie unie peut subsister, sans divisions confessionnelles et ethniques. Il faudra être attentif aux possibilités d’entente entre Damas et l’administration autonome kurde, aux risques d’affrontements ou de vengeance contre les communautés présumées encore loyales à Assad, aux agressions israéliennes, et aux poches résurgentes de Daech. 
 

Quelles sont les perspectives d’une solution à deux États, à la lumière de tous ces événements ?

Une solution à deux États semble encore bien lointaine. Elle tient d’abord à la fragilité du cessez-le-feu et aux velléités belliqueuses des éléments les plus radicaux du Likoud en Israël, lesquels entendent bien reprendre la guerre. Sous le premier mandat de Trump, un accord avait été proposé et présenté ni plus ni moins que comme « l’accord du siècle » (« deal of the century »). Il avait été rejeté par les Palestiniens car il gravait dans le marbre l’annexion de la Cisjordanie par Israël, entre autres conditions jugées inacceptables. Aujourd’hui, il n’est pas certain que Trump remette ce «deal» sur la table. Il s’est d’ailleurs dit «peu confiant» sur la réussite du cessez-le-feu. 
 

Quel est le rôle des grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine) dans la nouvelle configuration du Moyen-Orient ? 

Dans le cas de la Syrie, Moscou comme Pékin ont tout intérêt à maintenir une Syrie stable, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Une délégation russe s’est rendue à Damas le 28 janvier pour la première fois depuis la chute d’Assad pour rencontrer les leaders de HTS dans l’espoir, notamment, de conserver les bases militaires de Tartous et Hmeimim. En ce qui concerne la question palestinienne, Moscou a cherché à jouer un rôle de médiateur en février 2024 en invitant des représentants du Fatah et du Hamas à Moscou. A cette occasion, Vladimir Poutine a réaffirmé la nécessité de l’établissement d’un Etat palestinien. La Chine a les mêmes ambitions puisque, quelques mois plus tard, en juillet, les discussions ont abouti à un accord de réconciliation et d’unité nationale signé à Pékin, sous la houlette du gouvernement chinois. 
 

A quel point l’arrivée de Trump participerait-elle à modifier la politique américaine au Moyen-Orient par rapport à ses prédécesseurs ?

Même si Donald Trump et Joe Biden ont, tous les deux, revendiqué les mérites de l’accord de cessez-le-feu enfin conclu, il est de notoriété publique que Netanyahou est proche de Trump. Dans les mois à venir, on devrait observer une politique régionale davantage proisraélienne de la part de l’Administration Trump. On le voit déjà avec la levée des sanctions contre les colons israéliens et l’inscription des Houthis dans la liste des organisations terroristes.

On peut aussi s’attendre à une politique encore plus ferme vis-à-vis de l’Iran et du Hezbollah. Dans le même temps, Trump a fait savoir qu’il tenterait de reprendre les pourparlers entre l’Arabie Saoudite et Israël pour un accord de normalisation aligné avec les Accords Abraham signés par Israël et les Emirats Arabes Unis, et ce, même si Riyad s’est publiquement opposé au principe tant qu’il n’y aurait pas d’Etat palestinien.

Néanmoins, on sait que le Prince héritier de l’Arabie Saoudite, Mohamed ben Salmane, entretient une bonne relation avec Trump. Enfin, pour revenir à la Syrie, il y a actuellement 2000 soldats américains dans le pays alors que Trump s’était engagé, pendant son premier mandat, à retirer ces troupes. Washington va être particulièrement vigilant vis-à-vis de ses alliés kurdes dans le Nord du pays, et dissuader la Turquie d’intervenir militairement pour, dit-elle, éliminer le PKK.
 

Recueillis par
Safaa KSAANI 

Sentinelle du Moyen-Orient
Sabrina Bennoui est une observatrice avertie des transformations socio-politiques dans le monde arabe. Elle est chercheuse spécialisée dans le Moyen-Orient et est basée à Chypre. Ses travaux portent sur les dynamiques socio-politiques et le patrimoine culturel de la région.

Passionnée par la culture et la politique de cette partie du monde, elle a créé une chaîne YouTube nommée « Esprit Arabe » sur la zone MENA et une revue, MMXXII, sur le patrimoine culturel en Méditerranée, en vue d’offrir une perspective approfondie sur les enjeux culturels et politiques de la région MENA.

Ses années passées sur le terrain, notamment en tant que responsable du bureau MoyenOrient de Reporters Sans Frontières, ainsi que son parcours de journaliste en Jordanie, au Qatar et en Irak, lui ont permis de développer une connaissance approfondie des dynamiques complexes qui animent cette région.
 

S. K.

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