Dans cette interview, le réalisateur marocain Nabil Ayouch revient sur la genèse de Everybody Loves Touda. Entre choix artistiques audacieux, collaboration avec Nisrin Erradi et défis de production, il dévoile les coulisses de ce film qui célèbre l’authenticité et l’héritage culturel marocain.
Je prends le temps d’étudier mes sujets et mes personnages, mais aussi les âmes qui m’inspirent. Dans le cas de ce film, ce sont les Cheikhats. Mon lien avec elles remonte à 25 ans, lorsque j’ai mis en scène un spectacle vivant au château de Versailles, pour l’ouverture du Temple du Maroc. Depuis, elles n’ont cessé d’habiter mon imaginaire et certains de mes films, comme Les Chevaux de Dieu ou Razzia. Avant de réaliser Everybody Loves Touda, j’ai rencontré plusieurs d’entre elles, écouté leurs récits de vie et étudié leurs textes.
L’Aïta, cet art si particulier, exige une compréhension profonde. J’ai exploré ses subtilités et le rôle crucial que les Cheikhats ont joué dans l’Histoire culturelle et sociale du Maroc. Ce sont ces récits et cette documentation qui ont donné naissance au scénario d’Everybody Loves Touda.
Pourquoi avoir choisi Nisrin Erradi pour incarner le rôle de Touda ?
Tout d’abord, parce que je distribue mes rôles en fonction des qualités que je perçois chez les actrices, et Nisrin s’est imposée comme une évidence. Je l’ai rencontrée il y a une quinzaine d’années, alors qu’elle était encore étudiante à l’ISADAC. Je l’ai redécouverte plus récemment dans Adam, le film réalisé par ma femme, Maryam Touzani. Son interprétation m’a frappé par sa puissance et sa sincérité.
Mais au-delà de son talent d’actrice, c’est sa personnalité qui m’a convaincu. Nisrin est une femme courageuse, déterminée et sans concessions dans sa vie quotidienne. Ce sont précisément ces traits qui résonnent avec le personnage de Touda. En écrivant ce rôle, elle m’a inspiré, et j’ai su qu’elle serait la seule capable de l’incarner. Pour moi, c’était une certitude : ce film, je le tournerais avec elle, et avec personne d’autre.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec Nisrin Erradi, notamment concernant l’évolution de son personnage ?
La collaboration avec Nisrin a été particulièrement intense. Nous avons travaillé ensemble pendant un an et demi pour préparer ce rôle, ce qui a inclus une formation rigoureuse pour qu’elle puisse incarner son personnage avec crédibilité. Elle s’est immergée dans l’univers des Cheikhats grâce à des figures emblématiques comme Khadija El Bidaouia, que nous avons malheureusement perdue durant la préparation, mais aussi Siham El Mesfiouia et Houda Nachta. Khadija nous a laissé un héritage précieux, un petit parlage, que Nisrin utilise d’ailleurs dans le film.
Nous avions une exigence : atteindre une certaine vérité et authenticité, car l’Aïta est un art riche, que nous ne voulions en aucun cas trahir. Dans le film, Touda n’est pas encore une Cheikha accomplie, mais c’est son rêve, son ambition. Pour cela, Nisrin devait maîtriser non seulement le chant, mais aussi tout un langage corporel et émotionnel qui reflète cette quête. Ce travail minutieux a été essentiel pour que son interprétation touche au plus juste.
Endosser le rôle de Cheikha, un personnage profondément enraciné dans le patrimoine et les traditions marocaines, demande bien plus que de jouer. Cela exige de s’imprégner de l’âme du personnage, d’en comprendre les subtilités et de les incarner avec fidélité. Nisrin a su relever ce défi avec un dévouement impressionnant, permettant au film de rendre hommage à cet héritage unique.
Vous avez fait le choix de travailler avec un enfant pour incarner un personnage sourd-muet. Comment avez-vous trouvé l’acteur idéal pour ce rôle ?
La mise en scène est une véritable passion pour moi. Bien souvent, on s’attarde sur les sujets que mes films abordent, mais on évoque rarement le travail de réalisation qui les sous-tend. Or, Everybody Loves Touda est avant tout un film de mise en scène.
Mon objectif était de saisir les émotions à travers le parcours d’une femme durant une année, dans toute sa diversité. Qu’il s’agisse des moments où elle se produit sur scène, des performances vibrantes qu’elle offre, ou des instants plus intimes de solitude et de vulnérabilité, j’ai voulu explorer la complexité de ses sentiments. Cela se reflète particulièrement dans certaines scènes, notamment celle de la fin, où la caméra plonge dans son visage, au cœur de ses émotions.
Ce travail exige une sensibilité extrême, une attention à chaque nuance. Venant du théâtre, j’ai toujours été passionné par la direction d’acteurs et par l’art de la mise en scène. Pour moi, le cinéma, c’est avant tout cela : raconter une histoire à travers les émotions et les subtilités des personnages.
Le plan-séquence emblématique du film est à couper le souffle. Pouvez-vous nous parler de ce choix artistique audacieux ?
C’est une pure folie, ce plan-séquence. Il dure près de huit minutes dans le film, et il nous a fallu trois mois de préparation pour le rendre techniquement possible. Sur une scène de théâtre, puis sur place, nous avons répété inlassablement, encore et encore, pour surmonter une logistique complexe : 30 étages, six plateaux différents, un ascenseur exigu… Tout semblait techniquement impossible.
Mais je ne recherchais pas l’exploit technique. Mon objectif était de libérer l’émotion de Nisrin Erradi, de lui permettre de s’exprimer pleinement sans interruption. Je savais que si je coupais ce plan, je ne parviendrais jamais à capter la profondeur et la richesse de sa performance, particulièrement dans la descente de l’ascenseur.
Ce plan-séquence, c’est le cœur du film. Il traduit à lui seul les rêves de gloire, d’élévation sociale, mais aussi les désillusions et la complexité du parcours de Touda. La caméra, collée au plus près de Nisrin dans l’habitacle de l’ascenseur, capture une palette d’émotions extraordinaires, entre exaltation et désillusion. Ce n’est ni blanc ni noir : c’est un mélange subtil d’émotions que seule une prise continue pouvait restituer.
Cette scène a été un véritable défi pour l’ensemble de l’équipe. L’espace réduit, le positionnement du steadycam, la coordination des techniciens… tout cela semblait insurmontable. Pourtant, après une vingtaine de répétitions et une persévérance sans relâche, nous avons réussi à tourner ce plan en une seule prise. Ce moment, au-delà de sa prouesse technique, incarne toute la complexité et la beauté de Everybody Loves Touda.
Réaliser un film avec une telle exigence visuelle et artistique demande des moyens conséquents. Comment avez-vous réussi à financer ce projet ambitieux ?
J’ai choisi de réaliser mon rêve de la manière dont je le voyais. Ce film, avec son exigence de mise en scène et son esthétique particulière, nécessitait des moyens considérables. Cela a impliqué d’aller chercher des financements partout où c’était possible. Nous avons commencé par le Maroc, avec le soutien du CCM, puis nous avons élargi à d’autres pays comme la France, la Belgique, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark. Ce processus a été long, mais indispensable pour être à la hauteur de l’ambition visuelle et artistique du film, et pour qu’il ait un véritable impact et une pérennité.