L’émergence de l’intelligence artificielle générative (IAG) bouleverse les pratiques académiques, notamment l’écriture universitaire. Présentées comme des outils égalisateurs, ces technologies masquent souvent des inégalités structurelles plus profondes. L’exemple du Maroc est à ce titre révélateur : si les IAG offrent un accès facilité à certaines formes d’écriture académique, elles reproduisent — et parfois aggravent — les déséquilibres linguistiques, culturels et épistémologiques hérités de l’histoire coloniale et de la mondialisation cognitive.
Un désert de données en langues nationales
L’un des obstacles majeurs à une appropriation souveraine des outils d’IA générative réside dans le manque criant de corpus académiques en arabe, en amazigh, et même en français au Maroc. Les modèles actuels — de ChatGPT à Claude ou Gemini — sont principalement entraînés sur des contenus en anglais, souvent d’origine américaine. Ils n’intègrent ni les spécificités linguistiques marocaines, ni les cadres conceptuels issus de notre histoire intellectuelle. Dès lors, leur usage favorise une écriture calquée sur des normes étrangères, éloignées du contexte socio-culturel national.
Des étudiants face à une hégémonie linguistique
La majorité des étudiants marocains sont arabophones, formés dans un système éducatif multilingue complexe, marqué par des transitions difficiles entre l’arabe, le français et parfois l’anglais. Même les étudiants francophones se heurtent à des difficultés d’appropriation de ces outils, conçus pour des publics anglophones. En tentant de « bien écrire » avec l’IA, ils sont souvent confrontés à un formatage discursif implicite, difficile à maîtriser sans une acculturation préalable au monde académique anglo-saxon.
L’hégémonie invisible des revues et des comités
Cette difficulté est exacerbée par la réalité du monde de la recherche : la quasi-totalité des revues scientifiques de rang A sont américaines ou publiées en anglais. Les comités de lecture, les critères d’évaluation, les styles de présentation, les références bibliographiques — tout obéit à des normes implicites, souvent définies par un petit nombre d’institutions éditoriales dominantes. Il ne s’agit pas seulement de langue, mais de cadre cognitif et de hiérarchie symbolique. Les comités scientifiques eux-mêmes sont majoritairement anglophones, souvent américanophones, peu sensibles à la diversité des contextes culturels.
Quelle souveraineté cognitive pour le Maroc ?
Dans ces conditions, l’IA générative n’est pas simplement un outil. Elle est un vecteur de normalisation cognitive, renforçant une hiérarchie mondiale du savoir où les pays du Sud restent consommateurs et rarement contributeurs. Pour le Maroc, cela pose une question stratégique de souveraineté cognitive et linguistique. Il est urgent de :
Constituer des corpus académiques marocains dans toutes les langues du pays (arabe classique, darija, amazigh, français), Soutenir la recherche locale et les revues scientifiques marocaines, Former les étudiants à une écriture critique et contextualisée, capable de dialoguer avec l’IA sans s’y soumettre, Créer ou adapter des modèles de langage ancrés dans les réalités linguistiques et culturelles nationales.
Une transition à repenser avec lucidité
L’intelligence artificielle générative peut servir d’accélérateur pour certains. Mais elle risque aussi de devenir un filtre invisible qui exclut ceux qui ne possèdent ni la langue dominante ni les codes implicites du discours universitaire global. Le Maroc ne peut rester passif. Il doit, dès maintenant, penser une politique éducative et scientifique de l’IA, centrée sur l’inclusion, la diversité des savoirs et l’appropriation locale. Il en va de notre capacité à produire et transmettre un savoir qui nous ressemble, dans nos langues, selon nos références, pour construire notre avenir.
* Dr. Az-Eddine Bennani est ingénieur en informatique, titulaire d’un MBA de Chicago, docteur en sciences économiques de la Sorbonne, et expert en management stratégique, gouvernance digitale et intelligence artificielle. Avec plus de 40 ans d’expérience en France, au Maroc et à l’international, il a été ingénieur système, consultant et manager chez Hewlett-Packard en France, en Europe et au MEA, a été professeur-chercheur à La Sorbonne Universités/UTC et à NEOMA Business School, et est actuellement professeur associé à l’Université Al Akhawayn.