L’intelligence artificielle au défi de la grande accélération : contribution au débat de la 50ᵉ session de l’Académie du Royaume du Maroc

À la croisée de l’histoire et de la technique

La 50ᵉ session de l’Académie du Royaume du Maroc, placée sous le signe de « la grande accélération de l’histoire », invite à penser un moment de bascule. Un moment où le passé semble comprimé, le présent saturé, et l’avenir incertain, comme suspendu aux décisions humaines et aux trajectoires technologiques. Parmi les marqueurs les plus significatifs de cette accélération, l’intelligence artificielle (IA) se distingue à la fois comme symptôme de notre époque, levier de transformation, et source de profondes interrogations philosophiques, épistémologiques, géopolitiques et éthiques.

Dans ce contexte, la réflexion sur l’IA ne peut se réduire à des analyses techniques ou sectorielles. Elle exige une pensée élargie, interdisciplinaire, humaniste et souveraine, qui croise les savoirs et les expériences. En tant que chercheur marocain, engagé depuis de nombreuses années dans l’étude de l’IA, du numérique, de l’épistémologie des systèmes complexes et des dynamiques de transformation sociétale, je souhaite ici contribuer au débat intellectuel ouvert par l’Académie. Je propose de croiser mes analyses avec les réflexions proposées par les académiciens, et d’esquisser, en résonance, une trajectoire possible pour une IA marocaine, africaine, éthique et transformatrice.

L’IA, miroir de notre temps : promesse, vertige, souveraineté

L’intelligence artificielle, dans sa forme actuelle, n’est pas seulement une technologie. Elle est un miroir tendu à l’humanité. Un miroir qui reflète nos savoirs, nos biais, nos ambitions, nos contradictions. Une technologie de projection qui, pour être comprise, doit être interrogée du point de vue de ses fondements épistémologiques, de son inscription historique et de ses usages sociaux.
Dans mes travaux, j’ai toujours insisté sur l’importance de penser l’IA comme un phénomène systémique, qui engage l’ensemble des dimensions de la société : économie, éducation, culture, santé, souveraineté. L’IA ne peut être détachée de la question du numérique et du positionnement stratégique des États, notamment africains, face à ce nouveau paradigme. Car l’IA est aussi une affaire de pouvoir : pouvoir de dire, pouvoir de prévoir, pouvoir d’agir.

À ce titre, les propos de Pr Faouzia Charfi, dans le livret de cette 50ᵉ session, trouvent un écho particulier :

« Cette accélération couplée à la miniaturisation a permis la collecte massive de données, conduisant au monde des Big Datas et de l’Intelligence Artificielle. […] Mais au-delà des progrès, les risques sont majeurs : concentration du pouvoir, fracture entre pays, dérives éthiques. »

Je partage pleinement cette analyse. Et j’ajouterai que le véritable enjeu n’est pas technologique, mais civilisationnel. Il s’agit de savoir qui programme le futur, pour qui, avec quelles valeurs.

De la complexité à l’hypercomplexité : l’IA comme outil et champ de bataille

Le diagnostic proposé par M. Luis Solari de la Fuente est d’une grande lucidité : nous sommes passés d’une complexité maîtrisable à une hypercomplexité systémique, accélérée par les crises environnementales, géopolitiques et informationnelles. Dans ce contexte, l’IA apparaît à la fois comme un outil de régulation… et comme un territoire de confrontation stratégique.
« L’intelligence artificielle […] a fait irruption dans le monde non seulement comme signe du grand changement technologique, mais comme un terrain de lutte entre centres de pouvoir. »

Face à cela, je milite pour une IA souveraine, fondée sur une capacité endogène à produire des modèles, des données, des algorithmes, mais surtout du sens. Le Maroc, et plus largement l’Afrique, ne peuvent se contenter d’être des consommateurs de solutions conçues ailleurs. Il est impératif d’ancrer notre IA dans nos langues, nos cultures, nos besoins, nos aspirations.

C’est le sens de la feuille de route stratégique que j’ai proposée dans mes publications récentes, notamment à travers le concept de « souveraineté cognitive ». Une souveraineté qui ne se réduit pas à la possession d’infrastructures, mais qui s’incarne dans la capacité à penser, concevoir, enseigner et réguler l’intelligence artificielle selon nos propres grilles de lecture.

L’Afrique et le numérique : vers un saut d’échelle cognitif

Parmi les contributions marquantes de cette 50ᵉ session, celle de Pr Alioune Sall attire particulièrement l’attention. Dans son analyse prospective, il évoque trois scénarios pour l’Afrique face à l’accélération de l’histoire. Le plus ambitieux — et sans doute le plus nécessaire — consiste à développer une capacité à tirer parti de cette accélération, notamment dans les domaines scientifiques et technologiques :
« On sera allé plus loin depuis avec l’IA de plus en plus domestiquée, et une science devenue culture. »

Ce passage mérite qu’on s’y arrête. Il ne s’agit pas seulement de maîtriser les outils, mais de faire de la science — et de l’IA — une dimension constitutive de nos cultures contemporaines. C’est précisément dans cette optique que je défends, dans mes publications et projets, l’idée d’une IA inclusive, intergénérationnelle et enracinée.

À travers mon travail avec les personnes âgées (notamment dans le cadre du projet T@C@RE Geriatrics) ou mes recherches sur la valorisation numérique du patrimoine, j’ai toujours cherché à montrer que l’IA ne doit pas être un instrument d’exclusion mais un vecteur d’appropriation collective du progrès. L’Afrique n’est pas condamnée à rattraper un retard technologique : elle peut inventer ses propres voies, en mobilisant son capital culturel, humain et symbolique.

Ce saut d’échelle est possible si l’on articule trois dimensions :

– Une souveraineté numérique, au sens fort : gouvernance des données, maîtrise des infrastructures, formation des talents.
– Une intelligence sociale, qui reconnaît et valorise les formes de savoirs situés (artisanat, oralité, sagesse populaire).
– Une vision culturelle de l’innovation, qui dépasse l’imitation pour nourrir la création.

L’Académie du Royaume : un espace pour penser l’IA autrement

Dans un monde bouleversé par l’accélération technologique, l’Académie du Royaume du Maroc a un rôle essentiel à jouer. Elle est un lieu rare où les savoirs se rencontrent sans se réduire les uns aux autres, où les disciplines dialoguent, où l’on prend le temps de penser ce que d’autres exécutent.
Plusieurs contributions de cette session soulignent, directement ou indirectement, le besoin d’une approche transversale de la technologie, nourrie de philosophie, de droit, d’histoire, de spiritualité. La présentation de Pr Yadh Ben Achour, par exemple, montre comment l’enseignement du droit est bouleversé par l’IA :

« Les technologies nouvelles ont ouvert aux chercheurs d’immenses possibilités […]. C’est le cas des moteurs de recherche […] et des sites d’IA (ChatGPT, Perplexity, Gemini, Deepseek). »

De même, Madame l’Ambassadeur Itinérant de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, Dr Assia Ben Salah Alaoui évoque la nécessité de réguler sérieusement l’IA, tout en appelant à une transition éthique vers une durabilité globale.
Je suis convaincu que l’Académie peut devenir un incubateur de pensée critique sur l’IA, un espace capable d’accueillir des débats rigoureux sur les enjeux anthropologiques, économiques, culturels et spirituels du numérique.

Je propose à cet égard plusieurs pistes concrètes :

– La création d’un groupe de travail interdisciplinaire sur l’intelligence artificielle, associant sciences dures, sciences humaines et décideurs publics.
– L’organisation de colloques croisant art, IA et patrimoine, pour interroger nos imaginaires collectifs.
– L’élaboration d’une feuille de route marocaine pour une IA humaniste, en concertation avec les institutions éducatives, culturelles et scientifiques.

Faire de l’IA une œuvre collective

L’intelligence artificielle ne doit pas être considérée comme une fatalité. Elle n’est pas un destin algorithmique auquel nous serions condamnés, mais un espace d’action humaine, un terrain où peuvent s’exprimer la pensée, la responsabilité, la création. Elle peut nous aliéner — ou nous émanciper. Elle peut accélérer la domination — ou intensifier la coopération.
En tant que chercheur engagé, je souhaite contribuer à faire de l’IA une œuvre collective, où la technique serait mise au service du vivant, de la culture, de l’éducation, de la justice. Une IA qui parle nos langues, qui respecte nos valeurs, qui amplifie nos intelligences sans les remplacer.

La 50ᵉ session de l’Académie du Royaume du Maroc nous rappelle que penser l’accélération, c’est aussi ralentir pour mieux voir. Prendre le temps d’interroger les trajectoires. Et imaginer, ensemble, des futurs possibles. Je formule le vœu que cette Académie, héritière d’une longue tradition de savoirs, devienne un phare intellectuel dans cette transition. Et que les voix marocaines, africaines, enracinées dans leur temps, mais tournées vers l’universel, y trouvent toute leur place.
organisation de colloques croisant art, IA et patrimoine, pour interroger nos imaginaires collectifs.

– L’élaboration d’une feuille de route marocaine pour une IA humaniste, en concertation avec les institutions éducatives, culturelles et scientifiques.

Faire de l’IA une œuvre collective

L’intelligence artificielle ne doit pas être considérée comme une fatalité. Elle n’est pas un destin algorithmique auquel nous serions condamnés, mais un espace d’action humaine, un terrain où peuvent s’exprimer la pensée, la responsabilité, la création. Elle peut nous aliéner — ou nous émanciper. Elle peut accélérer la domination — ou intensifier la coopération.
En tant que chercheur engagé, je souhaite contribuer à faire de l’IA une œuvre collective, où la technique serait mise au service du vivant, de la culture, de l’éducation, de la justice. Une IA qui parle nos langues, qui respecte nos valeurs, qui amplifie nos intelligences sans les remplacer.

La 50ᵉ session de l’Académie du Royaume du Maroc nous rappelle que penser l’accélération, c’est aussi ralentir pour mieux voir. Prendre le temps d’interroger les trajectoires. Et imaginer, ensemble, des futurs possibles. Je formule le vœu que cette Académie, héritière d’une longue tradition de savoirs, devienne un phare intellectuel dans cette transition. Et que les voix marocaines, africaines, enracinées dans leur temps, mais tournées vers l’universel, y trouvent toute leur place.

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