Livrer un repas chaud au risque d’un accident de la route. Tel est le quotidien des livreurs à moto qui se font de plus en plus nombreux sous nos cieux. Si les conditions de travail de ces coureurs effrénés sont difficiles, elles suscitent des interrogations sur leur couverture médicale, surtout en cas de sinistre. Reportage.
Dans les rues au rythme effréné de Témara, Rédouan, livreur à moto, portant sa lourde caisse isotherme remplie de commandes, roulait à vive allure et à contresens l’avenue des Oudayas. Là, il est soudainement percuté par un automobiliste et violemment projeté au sol avec une jambe gauche dans un état alarmant. Transporté à l’hôpital, le jeune homme a dû subir une amputation du pied à la suite de blessures irréversibles. Le drame de Rédouan n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, témoignant du danger d’un métier payé à la course et non pas à l’heure. «Ce mode de paiement à la course est accidentogène», déplore Youssef Fassi Fihri, avocat agréé auprès de la Cour de Cassation, qui prône la généralisation des contrats de travail formalisés garantissant des protections adéquates et les droits fondamentaux des travailleurs. «On est des travailleurs à la tâche, on est donc obligé de courir après l’argent», nous souffle en souriant un livreur garé entre les grandes franchises de fastfood à Agdal. Père d’un enfant de sept ans, ce trentenaire nous déclare que les accidents «il y en a toujours eu», ajoutant sur un ton calme que «tous les événements, actes et êtres sont régis par la volonté d’Allah. Ce qui Lui plaît arrive, et ce qui ne Lui plaît pas n’arrivera pas». Les risques sont, toutefois, beaucoup plus perceptibles chez les livreurs qui travaillent avec des petites entreprises ou des particuliers, souvent dans un cadre informel, ajoute notre expert. Car oui, si durant les dernières années, et particulièrement depuis l’épisode Covid-19, les plateformes de livraison poussent comme des champignons au Royaume, l’informel fait encore ravage au sein de cette filière, dont la courbe de croissance est exponentielle. Et sans surprise, les statuts des coursiers varient selon leur affiliation. Il y a bien évidemment les salariés des coopératives ou d’entreprises, qui bénéficient de la protection sociale des salariés et d’une assurance standard en cas d’accident de travail. Puis, il y a les indépendants, encore largement majoritaires, qui opèrent selon le régime de l’auto-entrepreneur, à moins qu’ils travaillent dans le noir.
Dilemme des assurances
«De notre côté, nous mettons à disposition de tous les coursiers auto-entrepreneurs une assurance complémentaire individuelle, indépendamment de la fréquence d’utilisation de notre application», nous informe Hamza Naciri Bennani, DG de Glovo Maroc, leader du marché national.
En cas de sinistre, l’assurance permet de couvrir les frais d’hospitalisation, les frais des examens médicaux, des interventions chirurgicales, ainsi que d’autres frais auxiliaires, à hauteur de 10.000 dirhams, apprend-on de même source. Conscient des dangers qui entourent l’activité de livraison, Naciri Bennani précise que son groupe déploie diverses initiatives visant à renforcer la sécurité des coursiers et promouvoir une conduite responsable. La plateforme développe dans ce sillage un «safety score» ou indice de sécurité, qui est défini selon le comportement de chaque conducteur. Cette initiative sera couronnée par une solution de digital tracking GPS, permettant non seulement de suivre les itinéraires des livreurs, mais également de savoir s’ils respectent le code de la route ou même s’ils utilisent leurs téléphones en conduisant. (Voir 3 questions à…)
Sur le volet sinistre et pour les cas semblables à celui du jeune Rédouan, qui a subi une amputation du pied, le patron de Glovo assure que leur assurance permet de couvrir les situations d’incapacité de travail, qu’elle soit partielle ou totale, suite à un dommage corporel survenu lors d’un accident. «Cette assurance permet d’assurer des revenus en cas d’incapacité de travail du coursier due à une invalidité permanente ou partielle résultant d’un accident ou d’une maladie», précise notre interlocuteur, notant que l’assurance couvre une indemnité de 100 dirhams par jour pendant une période de 30 jours.
En cas de décès, un montant prédéfini est également versé pour soutenir la famille, aidant notamment à couvrir les frais funéraires et à alléger le fardeau financier.
Mal équipé, trop exposé !
La qualité du matériel utilisé par les livreurs est un autre paramètre essentiel. Dans la majorité des cas, les coursiers doivent eux-mêmes payer leur outil de travail, scooter ou vélo, et en assurer l’entretien. Avec des revenus modestes, il est difficile de se payer un moyen de transport sécurisé, avec toutes les protections nécessaires. «Bien que nous ne puissions pas imposer de véhicules spécifiques ou assurer l’entretien de leur moyen de locomotion, nous nous efforçons de les soutenir de diverses manières, notamment par des bons d’entretien auprès de mécaniciens conventionnés lors des ateliers de sensibilisation à la sécurité routière», souffle Hamza Naciri Bennani.
Ce dernier préconise surtout les solutions écologiques en partenariat avec des acteurs du secteur, notamment Vely Vélo, startup spécialisée dans la location, le suivi et la maintenance des vélos électriques pour les professionnels de la livraison. Mais là encore, il y a un grand couac juridique sur la responsabilité civile et professionnelle de ces services. Youssef Fassi Fihri, avocat agréé auprès de la Cour de Cassation, appelle ainsi à une réflexion approfondie sur le cadre juridique, à même de bien cerner ces nouveaux métiers à forte capacité d’embauche.
3 questions à Youssef Fassi Fihri : « Il faut accorder aux coursiers des périodes de repos payées »
Comment évaluez-vous les conditions de travail des livreurs en moto ?
– Les conditions de travail des livreurs à moto au Maroc, surtout dans le secteur informel, sont précaires. Ils affrontent de nombreux risques sans protection adéquate, travaillent de longues heures sans respecter les normes de sécurité, et sont exposés à des accidents sans couverture d’assurance. De plus, l’absence de contrat, de fiche de paie ou de déclaration à la Sécurité sociale rend difficile la reconnaissance juridique de leur relation de travail avec les plateformes de livraison.
Pensez-vous que le cadre juridique marocain protège convenablement ces professionnels en cas de sinistre ?
– Le cadre juridique marocain, bien qu’en évolution, ne garantit pas une protection effective des livreurs à moto, notamment ceux travaillant dans le secteur informel. En théorie, l’article 184 du Code du travail prévoit des horaires de travail limités à 44 heures par semaine ou 2298 heures par an, ainsi que des conditions de sécurité adéquates. Toutefois, ces dispositions sont rarement appliquées dans le secteur informel. Les auto-entrepreneurs, bien que bénéficiant d’une reconnaissance légale, se retrouvent souvent privés des protections sociales de base, telles que la couverture en cas d’accident de travail.
Une grande partie des livreurs opèrent dans l’informel, tandis que ceux qui travaillent avec de grandes entreprises sont auto-entrepreneurs. Quels sont les contrats de travail que vous estimez les plus adéquats pour ce type d’activité ?
– Pour améliorer la situation des livreurs à moto, il est essentiel d’adopter des contrats de travail formalisés garantissant des protections adéquates. Ces contrats devraient inclure un Contrat à Durée Indéterminée (CDI) offrant une stabilité d’emploi et une assurance couvrant les accidents de travail et les maladies professionnelles. En parallèle, il est crucial d’imposer des normes strictes de sécurité routière et de proposer des formations régulières pour garantir une conduite sécuritaire. Le respect des horaires légaux de travail et l’introduction de repos compensatoires sont également indispensables pour éviter l’épuisement professionnel. De plus, une protection sociale élargie, comprenant la retraite, l’assurance maladie et les indemnités de fin de service, doit être systématiquement incluse. Pour assurer l’efficacité de ces mesures, les autorités marocaines doivent renforcer la surveillance et l’application des lois du travail, avec des inspections fréquentes et des sanctions contre les entreprises non conformes. L’adoption de technologies de suivi et la collaboration avec les plateformes de livraison permettraient également d’assurer un meilleur respect des normes de sécurité et des droits de ces livreurs.
3 questions à Hamza Naciri Bennani, DG de Glovo Maroc : « Nous explorons activement plusieurs pistes pour promouvoir la bonne conduite »
Ces dernières années, les livreurs de plateformes sont devenus un spectacle courant dans nos villes. Si leur métier rapproche moult services aux usagers, il les expose pourtant à de nombreux risques, dont les accidents de la route. Quelles sont les différentes mesures prises par vos soins pour limiter ces drames ?
– La sécurité routière est une priorité personnelle, et nous y travaillons tous les jours. Nous sommes conscients de l’importance du sujet et nous avons déployé diverses initiatives visant à renforcer la sécurité des coursiers et promouvoir une conduite responsable. En 2023, grâce à l’appui de l’agence de sécurité routière nationale (NARSA), nous avons initié une caravane de sensibilisation pour les coursiers avec l’animation de plusieurs ateliers à travers le Royaume. Pendant ces ateliers, les coursiers bénéficient d’un rappel des dispositions générales du Code de la route et des bonnes pratiques en matière de sécurité routière. Le dernier en date était à Rabat en Juillet 2024. À ce jour, plus de 600 coursiers ont participé à ces ateliers dans les villes de Casablanca, Marrakech, Agadir et Rabat. C’est un travail de longue haleine, qui requiert une certaine pérennité.
Le volet formation est, certes, important pour sensibiliser les livreurs à conduire prudemment, mais disposez-vous de garde-fous qui imposeraient la bonne conduite de ces derniers ?
– La sensibilisation et la communication sont nos principaux leviers pour promouvoir la bonne conduite et la sécurité des coursiers. Parallèlement, nous explorons activement d’autres pistes, notamment technologiques, pour mieux identifier les comportements routiers à risque et proposer des mesures d’accompagnement et de sensibilisation plus efficaces. On parle notamment de la technologie télématique qui permet d’intégrer plusieurs indicateurs de conduite, notamment la vitesse, l’utilisation du téléphone pendant la conduite, afin de mieux identifier les axes d’amélioration et de sensibilisation avec les coursiers concernés. Ces outils ont fait leurs preuves sur certains marchés, notamment au Moyen-Orient, car ils permettent aux coursiers d’avoir une meilleure visibilité sur leur conduite et les risques. Nous sommes en train de procéder aux vérifications nécessaires pour les lancer prochainement au Maroc.
Outre le volet assurance, quels sont les avantages dont bénéficient les livreurs Glovo ?
– Notre modèle nous permet de générer des opportunités de revenus pour un grand nombre de personnes, souvent issues de l’économie informelle, avec très peu de barrières à l’entrée et une flexibilité du travail appréciée. Nous comprenons que plusieurs personnes choisissent de devenir livreurs pour une période déterminée, que ce soit pendant leurs études, pour économiser en vue d’un projet, ou pour répondre à un besoin ponctuel. Nous acceptons pleinement cette réalité et faisons tout notre possible pour faciliter leur transition vers d’autres opportunités. Aujourd’hui, les livreurs marocains qui utilisent Glovo ont tous accès à une plateforme de e-learning en ligne, la G-Learning platform, où ils peuvent suivre des cours d’initiation au business, management ou de langues. En 2023, nous avons également conclu un partenariat avec SoloLearn, une plateforme en ligne qui propose aux coursiers désireux de développer leurs compétences dans l’IT une formation en coding et développement web. C’est un succès, car aujourd’hui plus de 580 coursiers marocains se sont inscrits sur cette plateforme et ont pu bénéficier de la formation.