L’an écoulé, riche en créations rétrospectives, pousse à immortaliser quelques frappes inhabituelles. Nous nous arrêtons sur les biens-faits d’artistes qui cognent massivement pour que le mal ne fasse plus que des beaux-beaux. Le choix tombe aléatoirement sur quelques « dinosaures » : Abdelkrim Ouazzani, Mustapha Hafid, Abdallah El Hariri, Abderrahmane Rahoule, l’incontournable Mohamed Kacimi et le futur ancien Ilias s Selfati. Retour sur quelques scènes, sans crimes.
MAGAZINE : Arts, l’année des gros retours
La galerie Kent de Tanger rend compte d’un travail frais et lourd de passé d’un artiste tétouanais hors de toute classification académique. Une exposition dite « S.O.S. Mayday » qui interpelle, évoquant les déboires de la planète, invitant à l’espoir. Regards au sang propre. Vieux de plusieurs adolescences, Abdelkrim Ouazzani renvoie ses œuvres à l’enfant qu’il a été par intermittence, au jeune qu’il continue d’être. Son art parle à tout le monde, aux autres aussi. Avant la couleur qui gicle et la matière qui détonne, le travail trouble de cet artiste au regard et à la belle santé ne cesse de se soigner l’esprit. On sent qu’il injecte de la houle à une mer calme. Sa nouvelle collection de pièces est à caresser du regard avec rigueur. Belle certes, mais lourde de sens. Sans pour autant faire de citations ou de comparaisons qui ne font plaisir qu’à ceux qui les déploient, le « S.O.S Mayday » est une symphonie à plusieurs tons. On y croise la vie, la mort et l’espoir. Tout ce qu’inflige l’homme à son semblable fait écho dans ce travail hautement suggéré. A l’espace 38 de Casablanca, tout y est, tout y passe. L’art du grand garçon Mustapha Hafid est multiple sans être forcément dénué de complexité ni assujetti à la diversité qui veut qu’on ratisse large. Ou plutôt si : cette diversité, il la pratique comme évolution, telle une suite d’idées qui s’entrechoquent, se claquent la bise, s’enlacent pour se vautrer dans le reproche. C’est le propre d’une rétrospective qui ne se mêle que trop de son passé, snobant son présent, s’écartant assidument de son futur. L’exposition « Une vie, une œuvre » sonne comme une rupture avec un rêve pas prêt de passer la main au cauchemar des matériaux qui se détériorent, aux trouvailles qui s’estampent. L’homme dégage avec humour son retour aux « affaires », sachant pourtant que l’âme dépérit à longueur de vides emplis de béances. A lui de les combler de ses songes ballonnés de non-dits bouleversant d’incertitudes. Ainsi vit l’artiste, ainsi va son histoire. Chez Arty, on fait revivre un mammouth respirant des lendemains inspirants. Un artiste dont la discrétion est, disons, maladive. Un énorme artiste moderne, un enseignant, un passeur, un poète dans l’âme. Son parcours multiple fait de lui le créateur polyglotte. La peinture, la sculpture, la céramique et des matières à foison rendent l’appréciation de son travail complexe. Complexe et compliquée. Sa générosité dans l’approche n’est pas là pour simplifier la lecture et c’est tant mieux. Abderrahmane Rahoule est cet espiègle qui aborde l’art avec gourmandise. En peinture, il est sur plusieurs fronts qu’il visite en progressant dans le temps. Il s’amourache du cubisme, figure la géométrie, enlace l’abstraction. Et puis, il fait cohabiter les périodes pour qu’elles s’érigent comme le contenant d’une vie, d’un cheminement résolument éclectique, passionnément fluide. Ses œuvres prennent différentes consonances à mesure qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne d’elles. Elles sont plurielles et renvoient curieusement à un lyrisme soutenu par la force de couleurs savamment orchestrées. Et puis, il y a cette exposition-évènement qui prend vie le 28 décembre à la galerie Comptoir des Mine à Marrakech. Celle consacrée à Mohammed Kacimi dite « Une œuvre universelle ». Mais avant cela, cette même galerie met en lumière le travail d’un Casablancais, Abdallah El Hariri, lui-même universel. Cet artiste atypique connaît moult vies artistiques. Pourtant, celle qui continue à le marquer est cette grosse ballade dans l’univers du NOIR. Cela commence au milieu des années 1960 à l’Ecole des Beaux-arts de Casablanca lorsque Mohamed Chebâa propose à Abdallah et à quelques autres étudiants de s’occuper de la force du noir. « J’ai retrouvé le noir en Italie où j’ai séjourné pendant quelque temps », raconte-t-il. Abdallah rejoint les Beaux-arts, sous la direction de Farid Belkahia, premier directeur de cette institution en manque de tout. Parmi les encadreurs qui le marquent, il cite Mohamed Melehi et Chebâa que le patron des lieux fait venir pour redorer l’image de la peinture marocaine, engloutie dans la vision française qui étiquette comme elle le souhaite la création « locale ». Seulement, c’est vers Melehi que Hariri penche, reconnaissant qu’il est celui qui a révolutionné le cours de l’art plastique marocain des années 1960-1970, l’introduisant à son tour dans la philosophie du noir. Et la suite n’est pas muette quand l’ondulation ne cesse de faire des vagues. Abdallah qui refuse que cette exposition soit retenue comme rétrospective, explique que les nombreuses œuvres qui y figurent relatent un parcours, des périodes de son cheminement avec pratiquement 50% de nouvelles productions. Mieux : il dit qu’il ne tombera jamais dans ce processus de fin de carrière ou de reconnaissance post-mortem. Et voilà qu’Ilias Selfati fait couler ses armes à la galerie tangéroise Delacroix. Un round up où des œuvres se parlent en se tutoyant, se friment mutuellement, s’enlacent sans forcément se trouver des points de discorde. « L’arbre qui cache la forêt » renvoie à d’antérieures expositions d’Ilias comme nous le disions dans d’autres occasions. Seulement ici l’effort est multi, une belle projection dans le passé-récent exprimant la rétrospective de récentes années. On lui ouvre grand les bras du fait que la qualité engendre émotion, questionnements et remises en cause. L’art étant une cruelle satisfaction. Selfati sort régulièrement de sa forêt inspiratrice, y retourne souvent, mais trouve par moments quelques intrus qui essaient d’y élire domicile. Si cela figure des passants, ceci l’inspire moyennement ; quand c’est un positionnement qui ne prononce pas ses intentions, il le caresse à rebrousse-poil. Une forêt décidément humaine qui pousse au verbe et à ses différentes traductions. Et que l’art continue à nous cogner… à dégouliner.