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MAGAZINE – Hommage : Amir, Hamid, Ayoub à Marrakech

« Certains êtres, en nous regardant vraiment, réveillent en nous des régions que même nos proches ne soupçonnent. Tu voyais cela, Hamid. Et cela demeure. » Le jour s’éclipse avec douceur, laissant glisser sur les toits blancs d’Essaouira les premières ombres de la nuit. Quelque part, des tambours Gnawa battent lentement, profonds comme les pulsations d’un cœur ancien.

Avec Salma, nous étions venus chercher dans ces rythmes une échappée, une dissolution heureuse, bercés par les vibrations du guembri, l’odeur d’encens et la danse bleu nuit des âmes légères. Puis vint l’instant fragile, suspendu dans une Lila, une trance dédiée à Sidi Mimoun, ou peut-être était-ce Bacha Hammou — je ne sais plus (…) Ce matin, c’est encore dans les plis du sommeil que la vérité m’a trouvé. Salma hésitait, suspendue au seuil de l’instant, retardant le moment où le rêve céderait à la réalité, consciente qu’il est des réveils qui changent irrémédiablement la couleur du monde. « Walid, j’ai attendu autant que possible. Ton professeur, Hamid Fardjad, nous a quittés cette nuit. Cinq jours auparavant, c’était à Marrakech. Salma rencontrait Hamid pour la première fois (…) Il était léger alors, chargé d’une joie sans apprêt. Plus tard, la conversation s’alourdit d’un coup, évoquant les blessures récentes du monde. Israël avait bombardé l’Iran la veille. J’interroge Hamid sur ce drame distant mais intime. Il répond avec cette franchise complexe : « Pour être honnête, c’est peut-être une bonne chose. » Dans son regard, une vérité plus ancienne brillait, reflet d’un exilé tiraillé entre colère contre les tyrans de son pays natal et l’amour brûlant d’une terre à jamais éloignée. Nous parlons ensuite de Richard Horowitz, récemment disparu, compositeur dont les mélodies avaient accompagné Le Dernier Thé au Sahara de Bertolucci. Et de Sussann Deyhim, sa compagne à la voix d’orage et de soie, aujourd’hui solitaire à Marrakech. (…) Il vivait avec une douceur radicale, une élégance tranquille, presque antique. Par sa seule présence, il nous montrait que l’altérité peut être une offrande. Il n’enseignait rien ; il révélait. Et c’est ainsi qu’il m’a appris que l’autre n’est pas une menace mais une promesse d’élargissement. Son premier cours fut une révélation. Il nous fit improviser sans consigne, sans préalable.

Nos corps libérés, nos regards enfin ouverts. À la fin, on devait dire : — « Merci de m’avoir regardé. » Ces mots, simples et puissants, résonnent encore. Par eux, par lui, j’ai appris à me laisser voir. Et à regarder l’autre, sans peur. Il fut l’un des premiers à nous initier à l’école du regard. Le Charon qui nous faisait traverser sans nous juger. Et avec lui, même si on avait oublié les pièces d’or, ce n’était pas grave. Hamid n’aimait sans doute ni Nirvana ni McDonald’s, mais lui aussi croyait en la phrase : « Come as you are ». Mais aujourd’hui, une question me traverse : l’avons-nous vraiment regardé, lui ? Derrière le chapeau incliné, la silhouette noire, les saillies drôles d’Abuelo presque rockstar… Qui était vraiment Hamid ? (…) Comme s’il avait jeté un pont discret entre leur époque et la nôtre. Puis il y eut le Maroc. Non pas un projet, mais une rencontre. Il y vint pour filmer — mais c’est lui qui fut capturé. C’était au milieu des années 90, les cérémonies Gnawa battaient leur plein. Il posa sa caméra, et dans cette pulsation hypnotique des krakeb et du guembri, il ne trouva pas seulement un sujet : il trouva un rythme, une terre, un feu — et l’amour. Rainbow Trance naquit de cette écoute. Et Hamid, lui, ne repartit plus. Rainbow Trance, il y avait consacré des années. Ce documentaire discret, profond, semblait né d’un silence ancien. Il filmait comme on écoute une prière: en retrait (…)

Flamboyant sans ostentation

Ce n’est pas qu’il défiait la mort. C’est qu’il avait cessé de la craindre. Elle l’avait déjà visité. Elle ne l’intéressait plus. Il préférait vivre. Intensément. Sobrement. Avec panache. Il était flamboyant sans ostentation, mondain sans superficialité, drôle sans jamais blesser. Il portait en lui une ironie tendre, et une douleur muette qui s’était transfigurée, avec les années, en sagesse. Il avait traversé les frontières : géographiques, politiques, sentimentales — mais aussi celles, plus ténues, du visible et de l’invisible. Vers 2006, il fut l’un des fondateurs de l’École Supérieure des Arts Visuels de Marrakech qui n’avait rien d’une école au sens classique : c’était un atelier de réveil, un lieu de passages, de rencontres et de métamorphoses. Une fabrique de regards, oui, mais aussi de voix intérieures, d’écritures visuelles, de gestes libérés. Nous y avons grandi. Nous y avons appris à désapprendre (…) Hamid s’est éteint. En bonne santé. Après un dîner entre amis. En silence. Fidèle à lui-même, il a quitté la scène avec élégance, sans bruit, sans drame. Il entre désormais dans ce cercle rare des absents nécessaires (…) Alors aujourd’hui, ce texte n’est pas un cadre. C’est un regard. Une façon de te nommer une dernière fois, sans te réduire. De t’accompagner jusqu’à l’angle du plan. Là où tu restes, discret. Indélébile. Merci, Hamid. Merci d’avoir été ce que peu osent être. Tu es parti. Mais tu continues. Dans nos gestes. Nos regards. Nos silences.

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