« Certains êtres, en nous regardant vraiment, réveillent en nous des régions que même nos proches ne soupçonnent. Tu voyais cela, Hamid. Et cela demeure. » Le jour s’éclipse avec douceur, laissant glisser sur les toits blancs d’Essaouira les premières ombres de la nuit. Quelque part, des tambours Gnawa battent lentement, profonds comme les pulsations d’un cœur ancien.
Nos corps libérés, nos regards enfin ouverts. À la fin, on devait dire : — « Merci de m’avoir regardé. » Ces mots, simples et puissants, résonnent encore. Par eux, par lui, j’ai appris à me laisser voir. Et à regarder l’autre, sans peur. Il fut l’un des premiers à nous initier à l’école du regard. Le Charon qui nous faisait traverser sans nous juger. Et avec lui, même si on avait oublié les pièces d’or, ce n’était pas grave. Hamid n’aimait sans doute ni Nirvana ni McDonald’s, mais lui aussi croyait en la phrase : « Come as you are ». Mais aujourd’hui, une question me traverse : l’avons-nous vraiment regardé, lui ? Derrière le chapeau incliné, la silhouette noire, les saillies drôles d’Abuelo presque rockstar… Qui était vraiment Hamid ? (…) Comme s’il avait jeté un pont discret entre leur époque et la nôtre. Puis il y eut le Maroc. Non pas un projet, mais une rencontre. Il y vint pour filmer — mais c’est lui qui fut capturé. C’était au milieu des années 90, les cérémonies Gnawa battaient leur plein. Il posa sa caméra, et dans cette pulsation hypnotique des krakeb et du guembri, il ne trouva pas seulement un sujet : il trouva un rythme, une terre, un feu — et l’amour. Rainbow Trance naquit de cette écoute. Et Hamid, lui, ne repartit plus. Rainbow Trance, il y avait consacré des années. Ce documentaire discret, profond, semblait né d’un silence ancien. Il filmait comme on écoute une prière: en retrait (…)
Flamboyant sans ostentation
Ce n’est pas qu’il défiait la mort. C’est qu’il avait cessé de la craindre. Elle l’avait déjà visité. Elle ne l’intéressait plus. Il préférait vivre. Intensément. Sobrement. Avec panache. Il était flamboyant sans ostentation, mondain sans superficialité, drôle sans jamais blesser. Il portait en lui une ironie tendre, et une douleur muette qui s’était transfigurée, avec les années, en sagesse. Il avait traversé les frontières : géographiques, politiques, sentimentales — mais aussi celles, plus ténues, du visible et de l’invisible. Vers 2006, il fut l’un des fondateurs de l’École Supérieure des Arts Visuels de Marrakech qui n’avait rien d’une école au sens classique : c’était un atelier de réveil, un lieu de passages, de rencontres et de métamorphoses. Une fabrique de regards, oui, mais aussi de voix intérieures, d’écritures visuelles, de gestes libérés. Nous y avons grandi. Nous y avons appris à désapprendre (…) Hamid s’est éteint. En bonne santé. Après un dîner entre amis. En silence. Fidèle à lui-même, il a quitté la scène avec élégance, sans bruit, sans drame. Il entre désormais dans ce cercle rare des absents nécessaires (…) Alors aujourd’hui, ce texte n’est pas un cadre. C’est un regard. Une façon de te nommer une dernière fois, sans te réduire. De t’accompagner jusqu’à l’angle du plan. Là où tu restes, discret. Indélébile. Merci, Hamid. Merci d’avoir été ce que peu osent être. Tu es parti. Mais tu continues. Dans nos gestes. Nos regards. Nos silences.