MAGAZINE : Mohamed El Khalfi, l’art triste

Parti quasi esseulé le 21 décembre à 87 ans, le comédien aura marqué plusieurs générations par des rapports à la scène et à la caméra uniques. Soucieux de ses pas dans le milieux artistique et joueur invétéré, il communique ses émotions sans forcément forcer le trait. Un parcours impressionnant entrecoupé de passages à vide et de brimades à peine avouées.

Jovial, plein de vie, il est capable de provoquer le fou-rire chez le premier venu. Espiègle, il dénote à tout-va. Rêveur né, il transforme ses songes en réalités déconcertantes. Pour l’avoir côtoyé, je garde de lui cette bonhommie alerte et naïve à la fois. L’homme est cette personne vraie, sévère avec elle-même, ouvrant ses bras à tout créatif caressant la boulimie. Depuis la fin des années 1950 lorsqu’il crée la troupe « Le Théâtre populaire », deux années après ses débuts au théâtre amateur, le comédien ne cesse de se lancer des défis, gagnant le cœur d’un public de plus en plus nombreux. Le journaliste sportif et culturel Mustapha Abouibadallah le qualifie de « Zorba du théâtre national ». Et pour cause : exubérant, Mohamed El Khalfi vit à sa guise, exprimant la joie, le chagrin et la colère. Il donne souvent la parole à ses longs silences dans le brouhaha de ses éclats étouffés. Sa manière de se déconnecter de ce qui l’entoure, ne s’encombrant plus que de ce qui bouillonne en lui, ce qui coule dans ses veines avec une liberté construite pierre par pierre. Il crée sans en donner l’air, se positionne loin des clichés et des idées reçues, se façonne à l’ombre des critiques destructives, ne jure que par ce qui lui permet d’avancer après avoir casser les rétroviseurs de la malveillance. Ahmed Messaia, écrivain, grand spécialiste du théâtre marocain et ancien directeur de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC) lui rend ce beau et court hommage : « Il a les yeux perçants et le cœur tendre. Il a le verbe tranchant et de la bienveillance sur la paume de la main. Il est déroutant le bohémien du théâtre marocain. Adieu Ssi Mohamed ! Ces moments passés ensemble à Lmrissa autour d’un poisson grillé chaque fois que je venais te voir à Casablanca restent gravés dans ma mémoire. » Dans nos mémoires.

Créations et ingéniosités

Mohamed El Khalfi fait partie de cette belle brochette artistique originaire du légendaire quartier casablancais Derb Sultan qui jonchent actuellement les cieux. Il part les retrouver, leur dire : « J’étais seul. Je vivais sans compagnie. Les artistes ne daignaient pas demander après moi. Seuls quelques amis prenaient la peine de s’enquérir de ma santé. » Ce sont ses mots, c’est son amertume, c’est son incompréhension. Celui qui traverse les décennies en déversant créations et ingéniosités se retrouve subitement loin des projecteurs, amputé de la reconnaissance de ses compagnons de route encore en « fonction », ignoré par des politiques qui font fi de l’histoire culturelle de leur propre pays, brillant certainement par une lourde inculture. Ajoutons à cela une amnésie cultivée à outrance et l’amour des bâtisseurs se meurt. Tôt dans sa carrière, le frais homme de théâtre croise le chemin de Ahmed Taïeb El Alj, Tayeb Saddiki, Abdelkader El Badaoui. Il est amené à collaborer avec, entre autres, Mustapha Toumi, Abdessalam El Omari, Abdessamad Dinia, Chaïbia El Adraoui, Naima Elmcherqui, Hassan Essakalli, Ahmed Naji, Latifa Kamal, Aïd Mawhoub, Ali Haddani, Abderkader Moutaâ. Dans les années 1980, Mohamed Naji monte la troupe « Les Artistes unis » dont l’une des pièces maîtresses est « La Famille intellectuelle » qui met en vedette Touria Jabrane et Aziz Daïfi. El Khalfi est l’un des premiers comédiens à rejoindre la télévision marocaine à son lancement au début des années 1960. Il présente la première série policière de la chaîne en 1962, intitulée « Le Sacrifice », ainsi que le feuilleton « Le vendeur de pain ». Les productions se suivent avant une traversée du désert et son retour sur 2M pour camper l’un des rôles principaux de la sitcom « Lalla Fatima » avec Khadija Assad et Aziz Saadallah. Son rôle de membre de la famille Benzizi dans cette série, présentée en trois parties, est l’une de ses prestations les plus célèbres pour le téléspectateur.
 
Deux récentes distinctions
 
Quelques mois avant sa mort, il reçoit deux distinctions qui lui ont redonné un respect relatif : la première lors de la 24ème édition du Festival international du cinéma africain de Khouribga en mai 2024 et la deuxième à la cinquième livraison du Festival du film arabe en septembre dernier. On sait que Mohamed El Khalfi, dont l’expérience artistique au théâtre, à la radio, à la télévision et au cinéma s’étend sur une soixantaine d’années, joue des rôles de valeur variable dans un ensemble de longs métrages cinématographiques marocains, parmi lesquels : « Silence, une direction interdite » (1973) de Abdallah El Mesbahi, « Les Beaux jours de Shéhérazade » (1982) de Mustafa Derkaoui, « Le Trouble » (1984) d’Al Khayyat, « Awchtane » (1997), « Hna w Lhih » (2004) de Mohamed Ismail, « La Cinquième corde » (2010) de Salma Bargach, en plus de quelques courts métrages, dont « By the Line of Time » (2006) de Hicham El Asri, « Ghadi Nkemal » (2012) de Rachid Zaki, « Le Sang trahi » de Adil El Fadili. Ainsi s’éteint un grand, ainsi nous regarde-t-il de là où il est, le sourire en coin.
 

          
 
 
 
 
 
 
 

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