Ma mère aime tout le monde, et tout le monde aime ma mère.
Chaque jour, à la fin de ses cinq prières, elle lève la main vers le ciel pour implorer son Créateur de guider, sur la bonne voie, l’humanité toute entière. En tant que musulmane, croyante pratiquante, elle devrait, selon la tradition, réserver ses prières exclusivement aux membres de la grande communauté musulmane du monde. Ce n’est pas dans la nature de ma mère d’exclure personne.
Depuis le 7 octobre 2023, elle ne fait pas de commentaires sur Ghaza. Elle n’exprime aucune opinion. Elle se contente de prier pour honorer la mémoire des victimes. Le nombre de morts, de blessés et de disparus à Ghaza sous les bombes israéliennes, l’attriste, la trouble, elle retient ses larmes, mais cela n’ébranle aucunement sa foi dans la justice divine. Elle croit que le mal finira toujours par succomber, que tôt ou tard la justice triomphera et que les derniers aujourd’hui, seront les premiers. La cause palestinienne, elle la porte en son cœur depuis toujours. Mais jamais, elle ne la confond avec la haine envers un peuple. Jamais!
Il y a 55 ans, ma mère gérait un salon de coiffure que mon père lui avait offert. Une des employées était de confession juive. Un jour, une cliente a refusé d’être servie par « la Juive ». Ma mère, alors, saisit cette occasion pour lui raconter une petite histoire :
« Je n’ai jamais été à l’école. Je ne sais ni lire ni écrire. Mais je sais coudre, broder, tricoter… J’ai appris tout cela depuis mes six ans grâce à une femme. Elle était ma maîtresse et mon école. Je suis devenue une grande couturière. Aujourd’hui, celle qui m’apprend la coiffure, comme ma première maitresse, est aussi une femme juive. Comme toi, comme moi, elles sont marocaines. As-tu quelque chose contre les Marocains ? ».
Ma mère aime tout le monde, mais après la défaite arabe de 1967, elle voyait bien autour d’elle que tout le monde n’aimait pas tout le monde. Certains marocains, de confession musulmane, se permettaient d’exprimer ouvertement leur hostilité à l’égard de leurs compatriotes de confession juive dont il ne restait que quelques milliers. Deux cents cinquante mille avaient déjà immigré au début de la même décennie. Ces tensions, même contenues, ont quand-même contribué à accélérer d’autres départs vers Israël, ou ailleurs. Mais au grand bonheur de ma mère, sa voisine Clara n’est pas partie. Quand cette dernière a déménagé dans un autre immeuble, dans le même quartier, c’est ma petite sœur qui a pleuré. Elle continuait de frapper à sa porte. Les gâteaux de Clara étaient les meilleurs au monde.
Ma mère connaît les dates de naissance de tous ceux qu’elle aime. Celles des cousins, des voisins, tous ceux qui l’entourent. Mais elle ne connaît pas précisément la sienne, ni le jour, ni le mois, ni l’année. À son époque, les registres de naissance n’existaient pas encore au Maroc. On naissait à la maison, souvent sans déclarations officielles, et les dates se perdaient dans l’oubli. Mais, ma mère a su sublimer cette part d’inconnu en faisant de sa mémoire une véritable bibliothèque de dates.
Une en particulier revient souvent dans ses récits : le 16 novembre 1955. Ce n’est pas une date de naissance, mais de renaissance. Une explosion de joie a secoué, ce jour-là, tout un peuple qui retrouvait son roi, forcé à l’exil depuis deux ans. Le Maroc retrouvait officiellement sa liberté, son indépendance. L’annonce du retour du roi a été faite la veille.
Pour elle, ce jour du 15 novembre 1955, « l’univers a tremblé ». Chaque fois qu’elle en parle, son regard s’embrume de nostalgie et de fierté :
« Les prisons se sont aussitôt vidées de tous les résistants, et parmi eux, Sid El Abed Laraki », le frère de sa meilleure amie. Ce dernier devait être pendu, le même jour, avec neuf autres résistants, par les autorités d’occupation. Elle me raconte dans ses mots : « Il fallait que l’univers tremble pour que la condamnation de mort devienne une promesse de vie. » Le verdict des condamnations a été annoncé, en première page, un an auparavant le 12 mars 1954, par le Courrier du Maroc sous un gros titre « Dix condamnés à mort à Fès ». Une photo du journal que la sœur du miraculé Sid El Abed, a conservée toute sa vie.
Depuis ce grand jour de libération, l’espoir s’est incrusté dans l’ADN de ma mère. Elle sait que rien n’est impossible pour un peuple qui refuse de mourir. Elle sait aussi que cela a un prix. Si le frère de sa meilleure amie a été sauvé, in extremis, par l’annonce du retour du roi, des centaines, voire des milliers de résistants, n’ont pas eu cette chance. Ma mère découvrira plus tard que celui qui deviendra son mari, et par la même occasion mon père, Moulay El Hassan Laraki, avait perdu un œil suite à son passage en prison, sous l’occupation. Quelques années après l’indépendance, les séquelles de la torture lui ont ôté le second œil.
Aujourd’hui, tout en portant une oreille attentive aux actualités sur le génocide à Ghaza, elle continue de vaquer dans sa cuisine : faire le ménage, recevoir ses enfants, ses petits-enfants, célébrer un anniversaire et faire ses prières. Il lui arrive souvent d’interrompre quelques instants son déplacement entre la cuisine et la salle à manger pour lever les yeux vers le ciel. Les nouvelles à la télé viennent d’annoncer que les bombardements de l’armée d’occupation à Ghaza ont causé « 55 martyrs, dont la plupart sont des enfants et des femmes ». Elle ne se retourne pas pour regarder les images des morts, des blessés, des affamés au milieu des ruines de Ghaza. Elle poursuit son chemin vers la table pour déposer le tajine, puis elle retourne en cuisine pour apporter le plat de fruits.
Ma mère aime tout le monde, et tout le monde aime ma mère. Tout le monde admire sa façon de faire face aux vents et aux morsures du temps. Ma mère chante, pleure, rit et prie, en gardant toujours le sourire, quoi qu’il arrive.
La vie lui a appris qu’à tout moment, l’univers peut trembler!
Mohamed Lotfi