Mohammed Ben Abdeslam nous a quitté ce 9 janvier 2025 à l’âge de 97 ans, après une longue lutte contre la maladie. L’immense compositeur et multi-instrumentiste a choisi de vivre dans l’anonymat depuis plusieurs années. Avec plus de 250 compositions au compteur, il était l’un des plus grands novateurs de la chanson marocaine dite moderne. Ses œuvres sont interprétées par « tous les chanteurs » d’une certaine époque. Son palmarès est aussi fascinant que grandiose.
Une carrière jalonnée de chefs-d’œuvre et de tubes, une aura de maître incontesté, des choix osés et payants, un flegme que seuls les grands savent entretenir. Les genres ? Il les collectionne comme peu de créateurs de sa stature s’aventurent à le faire. Le « maestro », comme le surnomme Hassan II, s’entoure de jeunes qu’il forme, loue les services d’artistes qu’il respecte, nage dans des eaux pas forcément claires pour quelques contemporains. Mais Mohammed Ben Abdeslam sait toucher là où ça fait réfléchir, là où ça fait frémir. Compositeur prolifique, il crée sans compter, distribue les chansons privilégiant le sur-mesure et explose les compteurs d’écoute à chacune de ses sorties. Entre envolées légères, d’autres plus imposantes, opérettes et duos, il excelle dans la diversité, invoquant l’éclat marocain en guide suprême. Pour mémoire et pas seulement, traversons un champ mélodieux, parsemé d’émotions enivrantes.
Si les oreilles avaient des papilles, il serait question d’un breuvage délicat, complexe et sophistiqué : « Ya Lmasrara » (Maâti Belkacem), « Aâtchana » (Bahija Idriss), « Ya Lghadi Ftomobile » (Abdelwahab Doukkali), « Sannara » (Abdelhadi Belkhayat), « Ya Zahra Jibi Siniya (Mohammed Idrissi), « Ach Dak Temchi Lezine » (Hamid Zahir), « Sawelt Aâlik L’oud We Nay » (Ismaïl Ahmed), « Allah Aâliha Ziara » (Ghita Ben Abdeslam), « El Bahara » (Naïma Samih), « Ichi Ya Bladi » (Mahmoud El Idrissi), « Ana Man Ana » (Oulayya Tounsia), « Allah Aâliha Kssara » (Mohammed Ali), « Aândi Bedouiya » (Driss Ouakouahou)… Et bien entendu, des dizaines et des dizaines d’autres pépites. Cela n’émane pas du néant. Mohammed Ben Abdeslam déroule dans sa longue carrière une enfance, une adolescence, un riche apprentissage, une forte détermination.
C’est ici qu’il se frotte à la première grande école réunissant de futurs déterminants noms de la chanson marocaine moderne teintée de Malhoune et de musique andalouse, pas encore « débarrassée » de la pesante influence égyptienne : Salah Cherki, Amr Tantaoui, Mohammed Karam… Mohammed Ben Abdeslam devient rapidement un luthiste émérite, officiant au sein de Jouk Al Maytam que Mohammed V convie régulièrement pour animer de longues et lentes soirées organisées aux palais royaux du pays. Hassan II prend la relève, s’amusant des opérettes conçues par l’artiste, s’émerveillant à la découverte de créations patriotiques à l’image de l’inénarrable « Chofna Sortek Fel Kamar » exécutée par Mahmoud El Idrissi. Après un passage par le réputé ensemble El Baroudi, Ben Abdeslam monte son propre groupe, Al Ittihad Assalawi, en y intégrant Tahar Rabouli, Maâti Belkacem ou encore Mohammed Idrissi.
Cette formation séduit le leader istiqlalien Allal El Fassi qui demande à Ben Abdeslam de mettre en musique deux de ses textes : « Ana Lmaghrib Ana Lwatane Rouhi Fidak » et « Mine Jibalina Talaâ Sawt Al Abtal ». Nous sommes au milieu des années 1940 et le jeune compositeur réfléchit sérieusement à son devenir. Il a alors l’opportunité d’offrir à Taher Rabouli, sur un texte libanais, « Chouf El Alb Illi Aândak ». Au début de la décennie suivante naissent d’autres orchestres : Jouk Attakadoum de Brahim El Alami et Maâti El Bidaoui à Casablanca, Amal Takkedoum de Abdenebi Jirari et Abdelkader Rachidi à Rabat.
Cet éveil artistico-patriotique inquiète les autorités françaises « protectrices » qui finissent par prendre la décision de créer un seul et unique orchestre national au sein de Radio Maroc. Ben Abdeslam en fait partie parmi d’autres virtuoses de la composition et de l’écriture. Et puis voilà : un comité nommé « Lajnate Al Kalimate » (« Jury des paroles ») est mis en place sous l’œil (très) vigilant de son président Ahmed Al Bidaoui, une plateforme de censure qui ne prononce pas son nom. Là, il faut jongler. Dans cette ambiance de suspicion, Mohammed Ben Abdeslam commence par composer des instrumentaux à succès avant de trouver une parade : proposer des textes évoquant l’amour, la séparation et l’éloignement sur des mélodies évoquant les mêmes thèmes. Al Bidaoui est alors floué. L’auteur-compositeur évoque Mohammed V en exil, par endroits son retour : « Ya Habibi Ya Baîd Aân Aâini », « Ya Lkhatef Aâkli », « Rjaâli W Kan Msafer » entres autres, interprétées par Bahija Idriss… Et puis, l’Indépendance pointe du nez.
Il lui a appris les règles et les techniques de la musique marocaine. Il lui a inculqué aussi le sens combatif et l’esprit créatif qui lui permet aujourd’hui de rebondir et de réaliser elle aussi de belles compositions. Il a veillé également sur son fils Mohammed Ben Abdeslam Junior jusqu’à ce qu’il atteigne une place honorable parmi les jeunes compositeurs. Il a insufflé l’amour du chant et de la musique à son fils Rachid Ben Abdeslam, le chanteur d’opéra de renommée internationale. Il a aussi transmis l’art de manier l’instrument de musique à son fils Rajab Ben Abdeslam, violoncelliste, contrebassiste et professeur de musique.
Enfin, Mohammed Ben Abdeslam est fier d’avoir donné le goût et la passion de la musique à ses petits-enfants qui sont en train de faire de la musique leur métier. Chacun de ces artistes a su s’inventer un style. Mais leur point commun est d’avoir grandi dans un contexte foisonnant de mélodies et de rythmes, de s’être imprégnés du génie de leur pionnier Mohammed Ben Abdeslam. Ils admirent en lui une renommée laborieusement acquise, grâce à des efforts sans relâche et à une volonté de fer (…) Il est à préciser que les réalisations de Mohammed Ben Abdeslam n’auraient pu être pleinement réussies sans l’appui inconditionnel et permanent de son épouse qui, en plus de l’éducation de ses onze enfants, a géré en permanence ses rencontres, ses voyages et la conservation de ses œuvres artistiques. »