Moudawana : Le travail invisible des femmes enfin reconnu ? [INTÉGRAL]

​Le travail domestique non rémunéré, assuré majoritairement par les femmes, n’est pas reconnu juridiquement, notamment lors du divorce. La révision en cours du Code de la famille vise à valoriser cette contribution essentielle, suscitant un débat vif.

En 2019, Samira pensait que quinze années de mariage lui garantiraient une certaine sécurité. Femme au foyer dévouée, elle avait consacré l’essentiel de son temps au service de sa famille, élevé trois enfants, tenu sa maison et soutenu son époux. Quand ce dernier a demandé le divorce, la sentence juridique est tombée sans appel : ses décennies de labeur quotidien ne pesaient rien. Sans contrat de partage des biens, sans salaire, sans patrimoine à son nom, elle découvrait brutalement que son travail domestique – pourtant, selon les chercheurs Nouzha Chekrouni et Abdessalam Saâd Jaldi, «crucial pour le fonctionnement du ménage et le bien-être de la famille» – n’avait aucune valeur légale. Aujourd’hui, l’histoire de Samira pourrait enfin basculer.
 
Des chiffres qui révèlent l’ampleur de l’injustice
 
Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice, a fait de la reconnaissance du travail domestique l’un des axes majeurs de la réforme de la Moudawana. Lors d’un colloque international à Rabat, organisé en partenariat avec l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe, le ministre a insisté, dans une allocution lue en son nom par la directrice de la Coopération et de la Communication, Rima Lablaili, sur la nécessité de reconnaître juridiquement ce travail, en particulier dans les cas de divorce. D’après lui, la réforme vise à «assurer la reconnaissance explicite de la valeur du travail domestique en tant qu’élément de développement de la richesse familiale, et à ouvrir la voie à une compensation juste en cas de séparation». Toutefois, il précise que les modalités concrètes de cette compensation restent à définir par la loi et la jurisprudence. Les données du Haut-Commissariat au Plan (HCP) dressent un constat édifiant. Selon Larabi Jaïdi, auteur d’un Policy Brief pour le Policy Center for the New South, «les femmes marocaines consacrent en moyenne cinq heures par jour aux tâches domestiques, représentant plus de 90% du temps alloué à ces activités». Les hommes, eux, n’y consacrent que 27 minutes quotidiennes – un déséquilibre criant qui traverse toutes les classes sociales. Cette répartition inégale dissimule une réalité économique stupéfiante.

Toujours selon Jaïdi, citant les chiffres du HCP, «en 2012, la valeur du travail domestique pourrait atteindre 285 milliards de dirhams, représentant 34,5% du PIB, voire 513 milliards de dirhams, équivalant à 62% du PIB si l’on retient le salaire horaire moyen». Jaïdi insiste sur l’importance de rendre visible cette contribution : «Comptabiliser le travail invisible et non rémunéré en l’intégrant au PIB, c’est reconnaître et valoriser les personnes qui l’effectuent, car leur rôle est bénéfique et indispensable à toute la société. C’est surtout faire preuve d’équité envers les femmes qui assument majoritairement ce travail». Cette invisibilité persistante, écrit-il, «alimente une perception erronée que le partage des tâches entre hommes et femmes est équilibré, alors qu’elle met en lumière une inégalité de genre structurelle». Bouchra Abdou, directrice de l’Association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), souligne auprès de «L’Opinion» l’urgence de la reconnaissance de ce travail : «Il est impératif de cesser de minimiser le travail domestique des femmes et de le nommer pour ce qu’il est véritablement : un travail à part entière», explique-t-elle. Pour elle, ce sujet d’une «urgence capitale» doit enfin prendre en compte «la fatigue physique et mentale considérable que ce labeur quotidien et invisible engendre pour les femmes».
 

Une avancée majeure face aux résistances
 
La réforme en préparation prévoit de reconnaître, selon les analyses des chercheurs  Chekrouni et Saâd Jaldi, «le travail de l’épouse au sein du foyer comme une contribution effective aux biens acquis durant le mariage». Cette reconnaissance vise à assurer plus d’équité dans la répartition des biens et des ressources entre les conjoints, notamment en permettant à l’épouse de «revendiquer ses droits légitimes sur le patrimoine accumulé durant le mariage, y compris dans le cas de divorce». Toutefois, il est important de préciser que la réforme ne prévoit pas un partage automatique à parts égales des biens, mais ouvre la voie à une prise en compte du travail domestique dans la constitution du patrimoine commun. Les modalités concrètes (montant, critères d’évaluation, preuves à fournir) seront définies par la loi et la jurisprudence, et feront l’objet de débats parlementaires à venir.

L’ATEC va plus loin et plaide pour une répartition équitable des biens acquis durant le mariage, «idéalement à parts égales, soit 50% chacun», déclare Bouchra Abdou. Cette revendication associative n’est cependant pas, à ce stade, inscrite dans le projet de réforme. «Il est simplement inacceptable qu’une femme se retrouve démunie, sans aucun bien, après avoir consacré des années à son foyer, alors même que son engagement domestique a directement contribué à l’épanouissement professionnel de son mari et à la constitution de son patrimoine», insiste-t-elle. Cette avancée législative répond aux revendications historiques du mouvement des droits des femmes qui, selon Chekrouni et Saâd Jaldi, «n’a eu de cesse de revendiquer la reconnaissance du travail domestique des femmes par l’outil statistique, la comptabilité nationale et par les législations familiales». Elle s’inscrit aussi dans la continuité des recommandations de l’ONU de 2013 sur l’extrême pauvreté, qui appelle les États à veiller à ce que «le travail domestique non rémunéré n’ait pas de conséquences négatives pour les femmes quant à l’exercice de leurs droits fondamentaux».

Mais les résistances demeurent vives face à cette évolution juridique qui bouscule «l’héritage inégalitaire basé sur la Qiwâmah» et remet en question la vision traditionnelle de la complémentarité entre les sexes. Le débat s’annonce houleux entre partisans d’une «justice sociale effective», comme l’espère le ministre Ouahbi, et défenseurs du statu quo. Pour des milliers de femmes comme Samira, l’enjeu dépasse largement la simple réforme technique : il s’agit de reconnaissance, de dignité et de justice sociale.
 

3 questions à Bouchra Abdou : « Il est fondamental de cesser de sous-estimer le travail effectué par les femmes à la maison »
 Comment l’ATEC aborde-t-elle la reconnaissance du travail domestique des femmes, particulièrement en cas de divorce ?

 
–  Au sein de l’ATEC, nous défendons que les activités exercées par les femmes au sein de leur domicile doivent être considérées comme ayant une véritable valeur économique, surtout quand survient une rupture matrimoniale. Il est inacceptable qu’une épouse se retrouve sans aucune ressource après des années de vie commune, alors que son implication domestique a souvent permis à son conjoint de développer sa carrière et de construire son patrimoine. Les efforts qu’elle fournit à la maison libèrent souvent l’époux, lui permettant de se concentrer sur son activité professionnelle et d’accumuler des biens. Par conséquent, nous préconisons un partage équitable des richesses acquises pendant le mariage, idéalement à cinquante pour cent chacun, en tenant compte de la durée de l’union. Cette mesure garantirait qu’une femme, même sans revenu extérieur, puisse faire valoir ses droits légitimes sur ce qui a été créé en commun.

  Au-delà de l’aspect financier, quelle est l’importance de cette reconnaissance pour les femmes au foyer ?  

– Il est fondamental de cesser de minimiser le travail effectué par les femmes à la maison et de le considérer enfin comme une profession à part entière. Bien que ce sujet puisse générer des discussions, l’urgence de cette reconnaissance est incontestable. Nous devons admettre la fatigue considérable, tant physique que mentale, que ce labeur quotidien impose. Il ne s’agit pas d’une simple routine, mais d’une multitude de responsabilités souvent invisibles et épuisantes qui maintiennent l’équilibre familial. Qu’il s’agisse de la garde d’enfants, de l’entretien, de la préparation des repas ou des soins aux proches, ces fonctions, bien qu’absentes des statistiques économiques, sont cruciales pour le fonctionnement des foyers et de la collectivité. Leur absence de valorisation directe entrave l’autonomie des femmes et leur capacité à embrasser une carrière professionnelle si elles le souhaitent.

  Quelles évolutions législatives et sociétales sont indispensables pour ancrer cette reconnaissance du travail domestique ?  

– Pour que cette reconnaissance devienne une réalité concrète et pérenne, plusieurs actions sont nécessaires. Les cadres juridiques du mariage et du travail doivent impérativement intégrer cette contribution essentielle. De plus, il serait pertinent de créer un système spécifique de protection sociale ou de retraite pour les femmes au foyer, leur assurant ainsi une sécurité et une dignité futures. Un dialogue public initié par les pouvoirs publics est indispensable pour sensibiliser et faire progresser ce dossier. Le ministère de l’Éducation a un rôle majeur en intégrant ces thématiques dans les programmes scolaires, afin que les enfants apprennent très jeunes que les tâches domestiques ne sont pas l’apanage exclusif des mères. En somme, une transformation profonde ne pourra avoir lieu qu’avec une volonté politique manifeste. Si les décideurs continuent de véhiculer des idées dépassées, la société restera figée.

Les «pour» et les «contre» : Une réforme qui divise
La volonté de reconnaître juridiquement le travail domestique non rémunéré divise la société marocaine. Si le gouvernement et les associations féministes défendent une avancée historique, de nombreuses voix conservatrices expriment leurs craintes. Pour ces milieux, cette réforme menace l’équilibre traditionnel de la famille et risque d’ouvrir la porte à des conflits patrimoniaux ou à une judiciarisation excessive de la vie conjugale. Certains responsables religieux mettent en garde contre une remise en cause de la complémentarité entre les sexes. Même sans opposition frontale d’un grand leader politique, ces résistances témoignent de la difficulté à changer les mentalités sur un sujet aussi intime et structurant. Pour les défenseurs de la réforme, il s’agit pourtant d’un pas essentiel vers la justice sociale et la reconnaissance de droits longtemps ignorés.

​Ces pays qui montrent la voie

Plusieurs pays ont déjà franchi le pas de la reconnaissance du travail domestique non rémunéré, chacun à sa manière. En France, la loi ne mentionne pas explicitement le travail domestique, mais la jurisprudence et le régime de communauté permettent de prendre en compte la contribution de chacun au patrimoine, y compris par le travail au foyer. La prestation compensatoire peut aussi valoriser les années consacrées à la famille. En Espagne, la législation va plus loin : le conjoint qui s’est exclusivement occupé du foyer peut recevoir une indemnité lors du divorce, une reconnaissance explicite du travail domestique. L’Argentine a inscrit dans son Code civil une compensation économique pour le conjoint qui a sacrifié sa carrière au profit du foyer. En Afrique du Sud, c’est la jurisprudence qui reconnaît la contribution domestique lors du partage des biens du couple. Selon nos informations, certains de ces exemples seront présentés lors d’un deuxième colloque co-organisé par le ministère de la Justice. S’ils montrent que la valorisation du travail invisible peut passer par l’indemnisation, le partage équitable ou la reconnaissance judiciaire, ils expriment surtout que cette reconnaissance, attendue par les femmes, vient consacrer un pas vers plus d’égalité et de justice sociale.

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