Le travail domestique non rémunéré, assuré majoritairement par les femmes, n’est pas reconnu juridiquement, notamment lors du divorce. La révision en cours du Code de la famille vise à valoriser cette contribution essentielle, suscitant un débat vif.
Des chiffres qui révèlent l’ampleur de l’injustice
Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice, a fait de la reconnaissance du travail domestique l’un des axes majeurs de la réforme de la Moudawana. Lors d’un colloque international à Rabat, organisé en partenariat avec l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe, le ministre a insisté, dans une allocution lue en son nom par la directrice de la Coopération et de la Communication, Rima Lablaili, sur la nécessité de reconnaître juridiquement ce travail, en particulier dans les cas de divorce. D’après lui, la réforme vise à «assurer la reconnaissance explicite de la valeur du travail domestique en tant qu’élément de développement de la richesse familiale, et à ouvrir la voie à une compensation juste en cas de séparation». Toutefois, il précise que les modalités concrètes de cette compensation restent à définir par la loi et la jurisprudence. Les données du Haut-Commissariat au Plan (HCP) dressent un constat édifiant. Selon Larabi Jaïdi, auteur d’un Policy Brief pour le Policy Center for the New South, «les femmes marocaines consacrent en moyenne cinq heures par jour aux tâches domestiques, représentant plus de 90% du temps alloué à ces activités». Les hommes, eux, n’y consacrent que 27 minutes quotidiennes – un déséquilibre criant qui traverse toutes les classes sociales. Cette répartition inégale dissimule une réalité économique stupéfiante.
Toujours selon Jaïdi, citant les chiffres du HCP, «en 2012, la valeur du travail domestique pourrait atteindre 285 milliards de dirhams, représentant 34,5% du PIB, voire 513 milliards de dirhams, équivalant à 62% du PIB si l’on retient le salaire horaire moyen». Jaïdi insiste sur l’importance de rendre visible cette contribution : «Comptabiliser le travail invisible et non rémunéré en l’intégrant au PIB, c’est reconnaître et valoriser les personnes qui l’effectuent, car leur rôle est bénéfique et indispensable à toute la société. C’est surtout faire preuve d’équité envers les femmes qui assument majoritairement ce travail». Cette invisibilité persistante, écrit-il, «alimente une perception erronée que le partage des tâches entre hommes et femmes est équilibré, alors qu’elle met en lumière une inégalité de genre structurelle». Bouchra Abdou, directrice de l’Association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC), souligne auprès de «L’Opinion» l’urgence de la reconnaissance de ce travail : «Il est impératif de cesser de minimiser le travail domestique des femmes et de le nommer pour ce qu’il est véritablement : un travail à part entière», explique-t-elle. Pour elle, ce sujet d’une «urgence capitale» doit enfin prendre en compte «la fatigue physique et mentale considérable que ce labeur quotidien et invisible engendre pour les femmes».
Une avancée majeure face aux résistances
La réforme en préparation prévoit de reconnaître, selon les analyses des chercheurs Chekrouni et Saâd Jaldi, «le travail de l’épouse au sein du foyer comme une contribution effective aux biens acquis durant le mariage». Cette reconnaissance vise à assurer plus d’équité dans la répartition des biens et des ressources entre les conjoints, notamment en permettant à l’épouse de «revendiquer ses droits légitimes sur le patrimoine accumulé durant le mariage, y compris dans le cas de divorce». Toutefois, il est important de préciser que la réforme ne prévoit pas un partage automatique à parts égales des biens, mais ouvre la voie à une prise en compte du travail domestique dans la constitution du patrimoine commun. Les modalités concrètes (montant, critères d’évaluation, preuves à fournir) seront définies par la loi et la jurisprudence, et feront l’objet de débats parlementaires à venir.
L’ATEC va plus loin et plaide pour une répartition équitable des biens acquis durant le mariage, «idéalement à parts égales, soit 50% chacun», déclare Bouchra Abdou. Cette revendication associative n’est cependant pas, à ce stade, inscrite dans le projet de réforme. «Il est simplement inacceptable qu’une femme se retrouve démunie, sans aucun bien, après avoir consacré des années à son foyer, alors même que son engagement domestique a directement contribué à l’épanouissement professionnel de son mari et à la constitution de son patrimoine», insiste-t-elle. Cette avancée législative répond aux revendications historiques du mouvement des droits des femmes qui, selon Chekrouni et Saâd Jaldi, «n’a eu de cesse de revendiquer la reconnaissance du travail domestique des femmes par l’outil statistique, la comptabilité nationale et par les législations familiales». Elle s’inscrit aussi dans la continuité des recommandations de l’ONU de 2013 sur l’extrême pauvreté, qui appelle les États à veiller à ce que «le travail domestique non rémunéré n’ait pas de conséquences négatives pour les femmes quant à l’exercice de leurs droits fondamentaux».
Mais les résistances demeurent vives face à cette évolution juridique qui bouscule «l’héritage inégalitaire basé sur la Qiwâmah» et remet en question la vision traditionnelle de la complémentarité entre les sexes. Le débat s’annonce houleux entre partisans d’une «justice sociale effective», comme l’espère le ministre Ouahbi, et défenseurs du statu quo. Pour des milliers de femmes comme Samira, l’enjeu dépasse largement la simple réforme technique : il s’agit de reconnaissance, de dignité et de justice sociale.
Au-delà de l’aspect financier, quelle est l’importance de cette reconnaissance pour les femmes au foyer ?
Quelles évolutions législatives et sociétales sont indispensables pour ancrer cette reconnaissance du travail domestique ?
Plusieurs pays ont déjà franchi le pas de la reconnaissance du travail domestique non rémunéré, chacun à sa manière. En France, la loi ne mentionne pas explicitement le travail domestique, mais la jurisprudence et le régime de communauté permettent de prendre en compte la contribution de chacun au patrimoine, y compris par le travail au foyer. La prestation compensatoire peut aussi valoriser les années consacrées à la famille. En Espagne, la législation va plus loin : le conjoint qui s’est exclusivement occupé du foyer peut recevoir une indemnité lors du divorce, une reconnaissance explicite du travail domestique. L’Argentine a inscrit dans son Code civil une compensation économique pour le conjoint qui a sacrifié sa carrière au profit du foyer. En Afrique du Sud, c’est la jurisprudence qui reconnaît la contribution domestique lors du partage des biens du couple. Selon nos informations, certains de ces exemples seront présentés lors d’un deuxième colloque co-organisé par le ministère de la Justice. S’ils montrent que la valorisation du travail invisible peut passer par l’indemnisation, le partage équitable ou la reconnaissance judiciaire, ils expriment surtout que cette reconnaissance, attendue par les femmes, vient consacrer un pas vers plus d’égalité et de justice sociale.