Luc Julia souligne l’un des malentendus les plus tenaces du moment : l’idée que les IA génératives seraient capables de pensée autonome, de créativité ou même de jugement. Or, comme il le rappelle dans son ouvrage « IA génératives, pas créatives », ces outils ne font que « prédire statistiquement les mots les plus probables » en réponse à une requête. Il s’agit d’automatismes puissants, certes, mais sans conscience, sans compréhension, ni intention. L’engouement actuel pour des modèles comme ChatGPT ou Gemini, dopés par les discours commerciaux, cache une réalité bien plus simple : ces outils dépendent entièrement des données humaines qu’ils consomment, reproduisent et réassemblent. Rien de magique, donc, et beaucoup d’illusions entretenues.
Au Maroc, l’effet de mode autour de l’IA prend parfois des accents mimétiques. On importe des solutions standardisées, on cite des cas d’usage étrangers hors sol, et l’on multiplie les effets d’annonce sans toujours consulter les véritables acteurs du terrain. Pendant ce temps, des chercheurs, enseignants, ingénieurs ou développeurs marocains, que j’ai appelés les « moutons noirs de l’IA », travaillent avec rigueur et humilité à des projets adaptés à nos réalités. Ces professionnels ne courent pas les conférences internationales, ne sont pas toujours présents sur LinkedIn, mais ils développent des IA pour l’agriculture, la santé, l’éducation, ou encore le patrimoine, avec peu de moyens mais beaucoup de pertinence. Leur invisibilité médiatique contraste avec leur utilité sociale.
Face à cette double dérive – illusion technologique globale et invisibilisation locale – il est urgent de redéfinir une voie marocaine pour l’intelligence artificielle. Cette voie devrait s’appuyer sur : une reconnaissance institutionnelle des « moutons noirs » (financement, valorisation de leurs travaux, création de labels nationaux) ; un ancrage territorial des projets IA, en partant des besoins concrets des régions et des secteurs productifs ; un encadrement éthique et stratégique, via la formation, la législation, la souveraineté numérique et le développement d’un cloud national ; enfin, une pédagogie de la lucidité, pour éduquer les jeunes (et les moins jeunes) à comprendre ce que l’IA peut, mais surtout ce qu’elle ne peut pas.
L’intelligence artificielle ne doit pas être un miroir aux alouettes. Elle peut être un outil puissant, à condition d’être bien comprise, bien utilisée, et surtout bien située. En s’inspirant des mises en garde de Luc Julia et en valorisant ses propres talents invisibles – les « moutons noirs » – le Maroc peut tracer une voie originale, responsable et souveraine vers l’intelligence artificielle.