Néo-artisans : Avec la nouvelle génération de créateurs [INTÉGRAL]

Ils sont trentenaires et quadragénaires, et ont abandonné des carrières classiques en entreprise pour se consacrer à leur passion : l’artisanat. « L’Opinion » est parti à la rencontre de ces néo-artisans qui révolutionnent ces métiers ancestraux.

Longtemps réservé aux corporations de maâlems qui transmettaient leur savoir-faire de génération en génération, l’artisanat marocain attire de nouveaux passionnés à contre-courant. Venus d’horizons divers, ils fuient les écrans d’ordinateurs pour venir dépoussiérer l’image des métiers manuels et insuffler une ouverture sur la mode et les nouvelles technologies. Une nouvelle génération qui emprunte parfois des chemins sinueux pour réaliser ses rêves. Si dans une première vie ils étaient cadres, ingénieurs ou fonctionnaires, ces néo-artisans renoncent à une carrière toute tracée et à la stabilité assurée pour une reconversion en accord avec leurs aspirations profondes.
 
Un choix de vie
 
Wafae Zaoui, trente-cinq ans, a créé la marque Bill Yadi (« A la main » en arabe classique), « en référence à l’aspect humain et pour faire un clin d’œil à la calligraphie  », explique-t-elle. Dernièrement, son entreprise de maroquinerie et de peinture-calligraphie a reçu le soutien de CREACT4MED, un projet consacré aux entreprises culturelles et créatives. Mais rien ne prédestinait cette ingénieure en télécommunications à embrasser une vie d’artisane. Son premier métier ? Commerciale. Le second ? Chargée de projet. « Je craignais d’en arriver à détester mes études en faisant un travail qui ne me plaît pas« , confie-t-elle. Ce qui lui a toujours plu ? Reproduire d’une écriture belle et appliquée les représentations du Coran qui décorent la maison familiale : “Aucun artisan ne m’a enseigné la calligraphie. J’ai fait cela en autodidacte”.
 
Quand l’idée d’une bifurcation professionnelle commence à germer, “je n’avais aucun objectif précis, si ce n’est d’être bien dans mon travail”. Alors durant son temps libre, Wafae Zaoui arpente la médina de Rabat et rencontre des maâlems tout disposés à transmettre leur savoir. Car l’artisanat en général, et la maroquinerie en particulier, sont des métiers transmis oralement. « J’ai tout appris du travail du cuir grâce à eux, et ils étaient ravis que je vienne poser des questions. C’est assez rare que leur expertise soit valorisée », relate-t-elle.
 
Convaincue de suivre la bonne voie, Wafae Zaoui saute le pas et s’installe dans un petit atelier. Elle est alors « la seule femme du voisinage, mes voisins ne comprenaient pas pourquoi j’étais là et ils pensaient que j’allais faire de la revente de pièces d’art ». Avec le temps, les clients arrivent et les perceptions évoluent : “Quand les gens ont vu ce que je fabriquais, j’ai ressenti une nouvelle forme respect de leur part”.
 
Maroc, terre promise
 
« J’ai toujours été attirée par les ciseaux, les couteaux, les aiguilles… ». Enfant, Yasmin Abdelbary coupait les cheveux des poupées de ses sœurs et cisaillait les vêtements de son oncle. « C’était plus vu comme du sabotage que de l’art », s’amuse-t-elle. De nationalité égyptienne, plus tard elle étudie les arts plastiques à l’Université Helwan du Caire puis se lance dans la mode. Le rythme est effréné et la goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est «ma cheffe qui se prenait pour la reine du film Le Diable s’habille en Prada ». Le burn-out se pointe, elle plaque tout.
 
En venant s’établir au Maroc, Yasmin Abdelbary sait qu’elle arrive « dans un pays d’artisans« . Elle suit une formation en couture et patronage, puis un cursus en cordonnerie à la Maison de l’Artisan de Rabat. Et ça ne s’arrête pas là : « Quand j’ai compris que mon rêve était d’être bottière, j’ai passé un mois à Londres chez un cordonnier en lien avec les milieux du théâtre et du cinéma ». Une reconversion est un processus qui demande du temps, et créer une chaussure haut de gamme en cuir est un travail aussi technique qu’exigeant pour lequel « il faut aimer se salir les mains, d’ailleurs c’est un métier qui pourrait disparaître », raconte-t-elle. Aujourd’hui, à trente-deux ans, elle conçoit des chaussures sur mesure dans son atelier Bespokes by YA. « Ça me rend fière de me dire que j’aide un métier à survivre », s’enorgueillit-elle.
 
Vivre de sa passion
 
Si ces deux artisanes se démènent pour accomplir leur rêve, qu’en est-il de l’aspect financier ? Auto-entrepreneuse, Yasmin Abdelbary vit de son métier. « Heureusement, jen’ai pas de charges fixes pour mon atelier puisque je travaille à domicile », reconnaît-elle. Quant à Wafae, après un coup d’arrêt lié au Covid, elle décide de créer une SARL pour élargir ses activités et multiplier les leviers financiers. Elle délègue aussi la gestion de son site internet et toute sa communication pour se recentrer sur la production. N’empêche, elle ne cache pas que “la durabilité financière est le plus gros challenge”.
 
Pas-à-pas, les néo-artisans doivent acheter leurs outils un par un ou compter sur le sens de l’entraide pour se faire prêter des machines indispensables. Une réalité qui contrarie l’avancement du projet de Rachid Aridod, quarante-et-un ans. Professeur d’italien, à ses heures perdues il fabrique des sacs à main et sacs à dos en cuir. « C’est à la fois une alternative au salariat, un potentiel complément de revenus et une forme de thérapie qui m’apporte de l’équilibre », nous confie-t-il.
 
Problème, son statut de fonctionnaire ne lui permet pas de développer une activité économique en parallèle. En attendant de trouver une solution, il porte un regard attentif sur les maâlems : « L’ancienne génération évolue dans une zone de confort, ils reproduisent des gestes répétés des milliers de fois quand il faudrait peut-être créer de nouveaux modèles, et bien sûr les promouvoir sur les réseaux sociaux ». La réponse des intéressés ? Ni temps ni argent à investir. « C’est un cercle vicieux qui bloque toute évolution », consent Rachid Aridod.
 
A peine son parcours d’artisan entamé, il est tout de suite aux prises avec le même problème : « Mon principal défi est de trouver quelques milliers de dirhams pour organiser un espace et acheter du matériel », affirme-t-il. Pour l’instant, un ami maâlem lui prête ses machines. « Sans lui je ne peux rien faire, une bonne machine c’est au moins 10.000 dirhams », regrette-t-il. Mais on n’abuse pas des amis-de-miel et « je ne peux pas squatter son atelier à vie ». Alors que faire ? « Je suis sûr que ça va marcher pour moi, mais combien de temps ça va me prendre ? », se demande-t-il.
 
Secteur en déclin
 
Situation paradoxale, entre d’une part la vague de néo-artisans qui se battent pour s’épanouir, et d’autre part les maâlems en activité, détenteurs d’un savoir-faire unique, à la fois mal organisés et peu protégés. Si l’État a lancé des programmes d’accompagnement et des appels d’offres en ligne, ils sont rarement calibrés pour atteindre la vieille garde des artisans qui travaillent sans statut juridique et ne peuvent pas émettre de facture. Même problème au moment d’étendre la couverture médicale généralisée : pour des maâlems qui comptent chaque dirham, payer de nouvelles cotisations représente parfois une charge trop lourde.
 
Signe que tout le secteur est en souffrance, mis à part le phénomène des néo-artisans qui se positionnent sur un marché haut de gamme et sur mesure, beaucoup de maâlems ne trouvent aucun apprenti pour prendre la relève. « Les jeunes ne sont pas attirés par les métiers de l’artisanat, assez lourds physiquement et mentalement », regrette Wafae Zaoui. « Ils se disent qu’ils vont passer vingt ans de leur vie dans un espace confiné à bosser dur sans rien gagner du tout », poursuit l’artisane.
 
David LE DOARE

3 questions à Hamza Cherif D’Ouezzan, DG de la coopérative Anou “La majorité des artisans sont sous-payés”
Parlez-nous d’Anou, quelles sont ses priorités ?

 
Pour définir Anou, il faut parler du marché de l’artisanat. Depuis 10 ans, notre coopérative s’attelle à réformer l’artisanat en créant un accès direct au marché pour les artisans. Donc, on forme les artisans, on développe des compétences et de la flexibilité, on crée des espaces pour qu’ils récupèrent du pouvoir sur la chaîne de valeur. Chez Anou, les artisans ne sont pas des petites mains, ils sont les chefs. Ce sont eux qui payent mon salaire. 

Actuellement, le marché est dysfonctionnel. Prenons l’exemple des tapis : alors qu’on enregistre une forte croissance de la demande, on constate une baisse du nombre d’artisans. Pourquoi ? Parce que ces derniers ne touchent qu’un infime pourcentage du prix de vente.
 
Le marché entier a besoin d’être régulé de A à Z. On constate que la quasi-totalité de la laine utilisée vient maintenant de l’étranger, surtout de Nouvelle-Zélande, tandis que la laine produite localement est parfois détruite.
 

Comment donner envie à la nouvelle génération de continuer à travailler dans l’artisanat ?

 
On est chanceux d’avoir un artisanat qui a survécu jusque-là, mais on fait face à une disparition progressive, comme ça a été le cas dans d’autres pays. Demandez aux artisans si leurs enfants vont reprendre le flambeau, la réponse est souvent non ! 

Forcément, la majorité des artisans sont sous-payés et l’expérience d’être artisan au Maroc c’est l’expérience d’être exploité. Même ceux qui ont hérité d’un store peinent à joindre les deux bouts. À Fès comme à Marrakech, les médinas se vident petit à petit des artisans en raison d’un mouvement de gentrification.
 
Il faudrait que les jeunes aient accès à des opportunités à la hauteur, qu’ils reçoivent des formations complètes. Ça commence par une réforme complète du marché de l’artisanat, et il y a urgence !
 

Comment combler l’écart entre un artisanat haut de gamme qui rayonne à l’international et un artisanat national qui peine à faire vivre ceux qui le pratiquent ?

 
La distinction entre marché national et marché international n’a pas lieu d’être car la majorité des clients sont étrangers. Avant tout, il faut réguler le marché ! Anou essaye de partager son modèle, de faire du lobbying pour orienter le marché vers la bonne direction, mais sans succès réel. 

Il faut poser la question des besoins aux personnes concernées, sans quoi même des initiatives a priori positives peuvent s’avérer contreproductives. La stratégie récente d’étendre la couverture sociale aux artisans part d’une bonne intention, toutefois, dans un contexte de revenus très faibles, ajouter une cotisation annuelle de 1500 ou 2000 dirhams n’est pas avantageux.
 
Résultat, des milliers d’artisans seraient en train de se désinscrire de leurs coopératives respectives pour échapper aux radars de l’administration. Il faut revenir à la source. Il y avait des modèles qui fonctionnaient, comment fait-on pour les retrouver ? En partant des communautés elles-mêmes et en payant les artisans à leur juste valeur.
 

Propos recueillis par David LEDOARE

Conditions des artisans : Le RNA peut mieux encadrer le secteur
Le Registre National de l’Artisanat (RNA) est une initiative gouvernementale qui vise à organiser et structurer le secteur de l’artisanat au Maroc, mise en œuvre conformément à la loi 50.17 relative à l’exercice des activités de l’artisanat.
 
Ce registre permet de recenser les artisans, maîtres artisans, coopératives et entreprises artisanales via une plateforme électronique dédiée. Chaque inscrit reçoit un Numéro d’Identité de l’Artisanat, facilitant ainsi l’accès à des prestations sociales telles que l’assurance maladie obligatoire, les allocations familiales et la retraite.
 
À ce jour, environ 395.000 artisans sont inscrits au RNA, témoignant de l’importance de cette initiative pour le secteur. La ministre du Tourisme, de l’Artisanat et de l’Économie Sociale et Solidaire, Fatim-Zahra Ammor, a souligné que le registre contribue à la promotion des produits artisanaux sur les marchés internationaux, à travers des opérations promotionnelles et des participations à des Salons internationaux comme le Salon du Meuble de Milan.
 
Elle a également mis en avant le programme « Trésors des arts traditionnels marocains », en partenariat avec l’UNESCO, visant à préserver les métiers artisanaux à forte composante culturelle, tels que le tissage des tentes et la broderie de Salé.
 
En parallèle, des conventions avec des établissements bancaires ont été mises en place pour offrir des produits de financement à des conditions préférentielles aux artisans. Ces initiatives renforcent non seulement la protection sociale des artisans mais aussi leur compétitivité et la qualité de leurs produits, positionnant ainsi le Maroc de manière favorable sur les marchés africain et mondial​.

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