Ce jeudi 26 Ramadan, aux premières lueurs de l’aube, une sainte quiétude enveloppait le cimetière Arrahma. Les portes de ce jardin des âmes s’ouvraient pour accueillir la procession recueillie des fidèles venus accomplir le rituel immémorial qui unit, le temps d’une matinée, le visible à l’invisible.
A l’entrée du champ des repos, les marchands de pains et de gâteaux au miel, soigneusement emballés, attendaient de devenir l’aumône des défunts.
Entre les stèles blanchies par le soleil, se déployait une chorégraphie sacrée. Des femmes en blanc, semblables à des ombres bienheureuses, s’affairaient autour des tombes avec des gestes de sacristines. Leurs mains dessinaient des bénédictions liquides, leurs lèvres murmuraient des oraisons secrètes. Plus loin, un vieillard, assis en tailleur devant une pierre moussue, psalmodiait la sourate Ar-Rahman d’une voix cassée par les années, mais vibrante de conviction.
Ce jour exceptionnel voyait se tisser une étrange solidarité entre les morts. Nombreux étaient ceux qui, après s’être recueillis sur les sépultures familiales, allaient porter une prière aux voisins d’éternité, à ces inconnus dont les noms s’effaçaient peu à peu du marbre. « Prie pour lui, mon enfant », chuchotait une aïeule à son petit-fils intrigué, « c’est un frère en Islam qui n’a plus personne pour visiter sa demeure ultime ».
Dans cette cité silencieuse, la jeunesse se faisait humble servante de la mémoire. Armés de seaux et de balais, des adolescents nettoyaient avec respect les tombes abandonnées, redressaient les stèles chancelantes, arrachaient les herbes folles qui osaient pousser entre les jointures du marbre. « Chaque grain de poussière enlevé est une aumône pour l’âme qui repose ici », semblait dire leur gestuelle pieuse.
L’air lui-même paraissait chargé de sacré. Les pleurs des femmes se fondaient dans le bourdonnement des récitations coraniques. Les enfants, pour une fois, modéraient leurs jeux, instinctivement saisis par la solennité des lieux. Dans un recoin ombragé, un nonagénaire aveugle, voix tremblante mais claire, entonnait la sourate Yassine, attirant autour de lui un cercle de fidèles en état de grâce.
A mesure que le soleil approchait du zénith, la ferveur ne faiblissait pas. Les derniers venus devaient se frayer un chemin entre les tombes pour trouver un lopin de terre où s’agenouiller. Le long des allées, les voitures alignées témoignaient de cette foule venue de tous les quartiers d’El Jadida. Sur chaque visage, se lisait ce mélange particulier de tristesse et de sérénité qui caractérise les grandes retrouvailles avec l’absence.
Le 26 Ramadan au cimetière Arrahma transcende la simple visite protocolaire. Il s’agit d’un acte social total, où une communauté tout entière renoue avec ses racines invisibles. Moment rare où la barrière entre les mondes semble s’amincir, permettant aux vivants de nourrir les morts de leurs prières, et aux absents de continuer à vivre dans le cœur de ceux qui se souviennent.
Dans ce dialogue silencieux entre mémoire et espérance, El Jadida retrouve chaque année, le temps d’une matinée, son âme la plus profonde.