Prompté ou pas prompté ? Une fausse inclusion numérique

France–Maroc : que signifie vraiment être acteur de l’intelligence artificielle ?

La France vit depuis un an une accélération spectaculaire de l’usage de l’intelligence artificielle générative. Selon le dernier baromètre Ifop/Talan publié au printemps 2025, 45 % des Français disent avoir déjà utilisé un outil d’IA générative comme ChatGPT ou Midjourney. Une hausse de 40 % en seulement douze mois. Le chiffre impressionne. Il évoque une forme de basculement, une démocratisation de l’IA dans les usages du quotidien.

Mais derrière ce bond, un autre constat émerge. Seuls 15 % des utilisateurs ont bénéficié d’une formation spécifique. Moins de 10 % disposent d’un outil fourni ou recommandé par leur entreprise. On découvre alors que ce mouvement d’adoption reste souvent solitaire, empirique, non accompagné. Il s’appuie sur des effets de mode, des curiosités personnelles, des essais individuels. L’appropriation réelle reste partielle, fragile, et très inégale selon les générations, les territoires, et les niveaux de formation.

Le clivage le plus marquant n’est plus entre ceux qui sont connectés à Internet et ceux qui ne le sont pas. Il s’installe ailleurs. Entre ceux qui savent prompté et ceux qui ne le savent pas. Autrement dit, entre ceux qui maîtrisent les logiques de dialogue avec une machine intelligente et ceux pour qui cela reste étranger, obscur, parfois inquiétant. C’est une nouvelle forme de fracture numérique. Et elle est peut-être plus pernicieuse encore que la précédente, car elle est invisible. Tout le monde est connecté, mais tout le monde ne sait pas quoi faire avec l’intelligence artificielle.

L’adoption n’est pas l’appropriation. Cette idée simple est au cœur de mes travaux. Elle est essentielle pour comprendre ce que doit être une véritable inclusion numérique à l’ère de l’intelligence artificielle. On ne devient pas acteur du numérique simplement en ouvrant un compte ou en essayant une application. Il faut du sens. Il faut de la formation. Il faut de la médiation, de la lenteur, de la pédagogie.

Au Maroc, le déploiement du numérique avance. L’administration se digitalise. Les universités intègrent progressivement les thématiques d’intelligence artificielle dans les cursus. Les startups explorent des solutions nouvelles. Des écoles de codage apparaissent. L’écosystème évolue. Mais cette avancée reste fragile. Une grande partie de la population n’est pas concernée. Soit parce qu’elle ne dispose pas de l’infrastructure. Soit parce qu’elle n’a pas reçu les clés de compréhension. Soit, tout simplement, parce qu’on ne lui a jamais demandé son avis sur ce qu’elle attend, elle, de l’intelligence artificielle.

Une IA générative en anglais, pensée pour les entreprises américaines, ne parle pas à l’élève d’un lycée rural à Errachidia, ni au maâlem d’un atelier de broderie à Fès, ni à la petite entrepreneure de Khouribga. Ce n’est pas une question de niveau ou de compétence. C’est une question de contexte. D’utilité. De langue. De culture. De rapport au savoir et à la technologie.

Les usages doivent être pensés depuis les réalités locales. L’inclusion numérique ne peut pas être mesurée au taux de connexion ni au nombre d’applications téléchargées. Elle doit être évaluée à l’aune de l’appropriation réelle. Est-ce que les gens comprennent ce qu’ils utilisent ? Est-ce qu’ils savent interpréter une réponse générée automatiquement ? Est-ce qu’ils peuvent corriger un biais ou formuler une intention claire ? Peuvent-ils choisir l’outil qui leur convient ? L’adapter à leur activité ? Le critiquer ? Ou sont-ils simplement consommateurs passifs d’une technologie conçue ailleurs, pour d’autres objectifs que les leurs ?

En France, les inquiétudes autour de l’IA générative sont claires. Elles concernent la dépendance aux géants technologiques étrangers. Elles concernent les atteintes aux droits d’auteur, la désinformation, la sécurité des données personnelles. Ces inquiétudes sont légitimes. Elles sont aussi partagées au Maroc. Mais elles prennent une autre forme. Ici, le risque majeur n’est pas seulement d’être dépendant, mais de ne jamais être en position de comprendre et de choisir.

Il ne s’agit pas de rattraper un retard imaginaire. Il ne s’agit pas non plus d’imiter des modèles venus d’ailleurs. Le Maroc peut et doit construire sa propre voie. Une voie fondée sur l’intelligence collective, sur la pédagogie, sur l’écoute. Une voie qui ne confond pas vitesse et progrès, qui ne cherche pas à imposer l’intelligence artificielle comme un outil magique, mais à en faire un levier concret de transformation sociale, d’inclusion culturelle, d’émancipation cognitive.

Cela suppose un engagement fort de l’État. Une politique publique lisible. Une gouvernance partagée. Mais cela suppose aussi un changement de regard. Cesser de penser l’IA comme un outil réservé à une élite technique. Cesser de croire que savoir prompté est une compétence en soi. Savoir écrire une commande dans ChatGPT n’est pas plus noble que savoir tricoter, réparer une moto, éduquer un enfant, ou raconter une histoire. L’intelligence humaine ne se résume pas à la capacité d’interagir avec une machine.

La véritable inclusion numérique ne viendra pas d’un accès massif à des outils génératifs. Elle viendra d’un effort collectif pour donner à chacun et chacune la capacité de comprendre, d’interroger, de détourner, de créer. Elle viendra d’une intelligence artificielle rendue intelligible, humble, accessible, traduite dans les langues locales, illustrée par des cas d’usage pertinents, mise au service de l’artisan, de l’enseignant, de la personne âgée, de l’étudiant, de l’enfant.

La fracture ne se situe pas entre ceux qui savent prompté et ceux qui ne savent pas. Elle est entre ceux à qui on a donné les moyens de se poser les bonnes questions, et ceux à qui on ne donne que des réponses préfabriquées. Être inclus, ce n’est pas savoir utiliser une machine. C’est être en mesure de comprendre ce qu’est le numérique, ce que l’intelligence artificielle transforme, et comment cela peut ou non servir son projet de vie.

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