​“Reset” des accords de libre-échange : Les enseignements à tirer de la crise maroco-égyptienne [INTÉGRAL]

Le démêlé commercial avec l’Egypte est la suite d’un long processus de reset des accords de libre-échange avec les partenaires “déloyaux”. Un processus entamé depuis 2021. Décryptage.

Il est rare que le Maroc hausse le ton contre un pays partenaire, mais quand il le fait, il n’y a pas de marche arrière. C’est ce à quoi on a assisté pendant la crise commerciale avec l’Egypte qui semble prendre fin, à en croire le deal conclu entre les deux pays. Après un bras de fer silencieux qui remonte à 2021, le Royaume a pu arracher aux Egyptiens des concessions pour mettre un terme à une situation intenable.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. L’Egypte n’a eu de cesse de submerger le marché marocain en doublant quasiment ses exportations de 2023 à 2024. Celles-ci sont passées de 475 millions de dollars en 2023 à 804 millions, tandis que les exportations marocaines chutaient curieusement durant la même période à 52 millions de dollars. Il a suffi d’un dialogue franc et exigeant entre le Secrétaire d’Etat chargé du Commerce extérieur, Omar Hejira, et son homologue égyptien, Hassan Al-Khatib, pour décréter une trêve. Un deal de cinq mesures a été signé afin de relancer les exportations marocaines sur le marché égyptien ô combien entravées par une bureaucratie portuaire pénalisante.

 

Un deal tributaire de la bonne foi !

 

Pour ce faire, on parie sur le fameux “fast-track” pour laisser passer plus rapidement les produits marocains, notamment les voitures qui étaient souvent bloquées aux ports égyptiens pour des raisons souvent injustifiables. Une sorte de protectionnisme qui ne dit pas son nom contre lequel l’ex-ministre de l’Industrie et du Commerce, Moulay Hafid Elalamy, s’est insurgé dès 2021. Les autorités égyptiennes laissent entrer uniquement les voitures fabriquées à Somaca et non celles de l’usine Renault à Tanger. A cela s’ajoutent des pratiques malveillantes dont le faux étiquetage des produits chinois qui passaient au Maroc sous certificat égyptien. “L’Égypte est connue pour appliquer un protectionnisme gris, freinant les importations par des mesures administratives telles que des blocages dans les ports, des retards dans l’octroi d’autorisations ou des exigences bureaucratiques complexes”, rappelle Anas Abdoun, expert en prospective économique et géopolitique, qui estime que le fast-track devrait “en théorie” atténuer ces pratiques.

Toutefois, poursuit notre interlocuteur, tout dépendra de la manière dont les autorités égyptiennes appliqueront le deal. “Il faudra observer de près son implémentation pour voir s’il permet réellement de garantir un accès fluide et équitable au marché égyptien”, poursuit-il. Selon lui, les restrictions égyptiennes sont le reflet d’une volonté de protection de son industrie locale face à la montée en puissance du Maroc.  De son côté, Jawad Kerdoudi, président de l’Institut marocain des relations internationales, estime que ce compromis pourrait être bénéfique au Maroc s’il est scrupuleusement respecté d’autant que le marché égyptien reste volumineux avec 110 millions de consommateurs.

 

Une bataille qui dure depuis 2021

En réalité, le bras de fer maroco-égyptien n’est que la partie visible de l’iceberg. Cela fait des années que le Maroc réévalue ses accords de libre-échange avec les partenaires soupçonnés de pratiques déloyales. Moulay Hafid Elalamy a commencé le boulot qu’il a légué à son successeur, Ryad Mezzour. Lequel a multiplié les droits antidumping imposés aux produits égyptiens dont les tôles d’acier et les tapis. Mais, avant de s’attaquer à l’Egypte, le Maroc avait réussi à faire plier la Turquie qui a consenti à renégocier le traité de libre-échange. Le Maroc était prêt à l’époque à déchirer l’accord en 2021.  La colère marocaine était tellement légitime qu’Ankara a préféré négocier sans prendre de risque.

Imbattables dans le textile, l’électroménager et l’agroalimentaire, les produits turcs avaient tellement inondé les marchés marocains que le déficit commercial s’était creusé en 2020 à 1,6 milliard d’euros. En même temps, les IDE turcs stagnaient. Il a fallu taxer les produits textiles à hauteur de 36% et imposer des barrières tarifaires à 1200 produits pour arrêter l’hémorragie. Le résultat reste mitigé quatre ans plus tard, tant les Turcs trouvent d’auteurs pistes de dumping légal dont la dévaluation et les subventions aux producteurs locaux. 

Ce processus de révision semble en marche bien qu’il avance très lentement et prudemment. Le cas de l’Egypte s’ajoute à celui de la Tunisie qui s’en sort avec un excédent qui a augmenté de 11% en 2024 (1,2 milliard de dirhams). Face au dumping longtemps pratiqué par les exportateurs tunisiens, le Maroc s’est senti obligé, en 2022, de taxer 18 catégories de produits. Un scénario qui rappelle l’affaire des cahiers scolaires.

 

L’accord d’Agadir suscite le doute !

 

Ces litiges à répétition interrogent sur la pertinence de l’accord d’Agadir. Signé en 2004 avec la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie à l’époque de l’euphorie libre-échangiste, cet accord était censé promouvoir le commerce inter-arabe dans la perspective chimérique d’une zone de libre-échange euro-méditerranéenne. L’ancien ministre chargé du Commerce extérieur, Mohamed Abbou, s’est félicité en 2015 d’un modèle d’intégration économique dans la région arabe. Une déclaration qui peut paraître hors sol aujourd’hui.

Le Maroc est déficitaire vis-à-vis de tous les pays signataires. Le cœur du problème n’est pas le déficit mais les pratiques déloyales persistantes. “L’accord d’Agadir ne pose pas problème en soi mais ce sont les abus qui en résultent comme le dumping”, fait remarquer Anas Abdoun, qui trouve qu’une refonte globale s’impose “si les pays signataires ne jouent pas le jeu”.

 

Une politique assumée !

 

Malgré ses inconvénients, le libre-échange reste un choix de conviction pour le Maroc qui en dépend beaucoup. 77% de son commerce se fait dans le cadre de ce genre d’accords qui demeurent une source d’attraction d’IDE. Pour cette raison, le Royaume préfère muscler la compétitivité de son offre exportable plutôt que de remettre en cause son ouverture au marché international. C’est la raison d’être de l’Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE), créée en 2017 à cet effet. Interrogé plusieurs fois à ce sujet au Parlement, Ryad Mezzour avance toujours l’argument du taux de couverture qui s’est globalement amélioré lors des 10 dernières années en passant de 50% à 60%. Maintenant, le Maroc met le paquet dans la nouvelle feuille de route du commerce extérieur, censée renforcer les exportateurs marocains dans leurs aventures à l’étranger.
 
 

Trois questions à Jawad Kerdoudi : “Il y a en effet des problèmes à la fois économiques et politiques dans les relations bilatérales entre le Maroc et l’Egypte”
Pensez-vous que l’accord conclu avec l’Egypte soit dans l’intérêt du Maroc à long terme ?

 
– Les intérêts communs sont surtout économiques. L’Egypte est peuplée de 110 millions d’habitants et pourrait constituer un grand marché pour les produits marocains. D’autant plus que l’Accord d’Agadir signé en 2004 et mis en vigueur en 2007 prévoit l’exonération des droits de douane entre les deux pays. Cependant, l’Egypte a imposé des restrictions aux exportations marocaines, notamment les voitures, sous prétexte qu’elles ne répondent pas aux normes, alors qu’elles sont exportées dans plusieurs pays, notamment en Europe où les normes sont très strictes. Le Maroc a réagi en appliquant des taxes antidumping et en suspendant l’entrée de certains produits égyptiens dans les ports marocains. Ceci d’autant plus que la balance commerciale entre les deux pays est déficitaire pour le Maroc. Heureusement, la réunion du 27 Février 2025 entre les deux délégations marocaine et égyptienne a pris cinq mesures pour dépasser les obstacles aux échanges commerciaux. Ces mesures concernent la mise en place d’une ligne de communication directe pour résoudre les obstacles du commerce bilatéral et l’intensification des efforts pour augmenter les exportations marocaines, notamment l’automobile. Il y a également le fast-track créé par l’Egypte pour accélérer le dédouanement des exportations marocaines en plus de l’organisation d’un Forum B&B en Egypte en Avril 2025, et la réactivation du Conseil d’affaires maroco-égyptien. Au-delà des échanges commerciaux, les discussions ont porté sur la nécessité de développer des projets d’investissement conjoints, notamment dans le secteur industriel. Espérons que toutes ces mesures vont normaliser les relations économiques entre les deux pays.

  ​Politiquement parlant, pensez-vous qu’il existe un froid diplomatique entre Rabat et Le Caire actuellement malgré les apparences cordiales ?  

– Il y a en effet des problèmes à la fois économiques et politiques dans les relations bilatérales entre le Maroc et l’Egypte. C’est ce qui explique la réunion de haut niveau qui a eu lieu à Rabat le 27 Février 2025 entre, d’une part, le ministre marocain de l’Industrie et du Commerce, le secrétaire d’Etat marocain chargé du Commerce extérieur, et le ministre égyptien du Commerce extérieur.

  Beaucoup d’observateurs expliquent que le rapprochement militaire entre le Maroc et l’Ethiopie récemment a ravivé la tension entre les deux pays, partagez-vous ce constat ?

– En effet, le Chef d’Etat-major des Forces de défense nationale éthiopiennes avait effectué une visite au Maroc du 25 au 29 Août 2024 à la tête d’une importante délégation. Il a rencontré à Rabat le ministre chargé de la Défense nationale et le général de corps d’armée Inspecteur général des FAR. Le but de la réunion était de consolider la coopération militaire entre les deux pays et de l’élargir à d’autres domaines d’intérêt commun. Or, l’Egypte et l’Ethiopie sont à couteaux tirés au sujet du grand barrage que l’Ethiopie a construit et a mis en service en 2022. L’Egypte a déclaré qu’une réduction de 2% de l’eau du Nil pourrait entraîner la perte de 81.000 hectares de terres irriguées.
 

Trois questions à Anas Abdoun : “L’Égypte est connue pour appliquer un protectionnisme gris”
Qu’est-ce qui explique à votre avis les restrictions pratiquées depuis longtemps par l’Égypte. Est-ce une forme de guerre économique dissimulée ?

 
– L’Égypte dispose d’une industrie manufacturière nationale relativement développée, souvent plus performante et plus vaste que son équivalent marocain. Cette dynamique lui a permis, pendant des décennies, de maintenir un excédent commercial vis-à-vis du Maroc. Cependant, avec la nouvelle stratégie industrielle et économique du Maroc, ce rapport de force a commencé à s’inverser. Le Maroc a su attirer des investissements industriels majeurs, notamment dans le secteur du transport, en bénéficiant de la relocalisation de certaines productions européennes. L’exportation de produits industriels à forte valeur ajoutée, comme les véhicules, a ainsi menacé l’excédent commercial de l’Égypte. Dans un contexte de fortes pressions financières et monétaires pour le pays, ces restrictions peuvent être perçues comme une forme de guerre économique visant à protéger l’industrie locale face à la montée en puissance du Maroc sur les marchés régionaux.

 

Faut-il revoir intégralement l’accord d’Agadir, compte tenu des soucis récurrents que nous avons avec l’Egypte et la Tunisie ?

 
– Avec la redéfinition du commerce international, le retour du protectionnisme et l’émergence de blocs régionaux, le Maroc doit impérativement sécuriser un marché régional stable et structurant. L’Accord d’Agadir offre en théorie cette possibilité, mais il mérite d’être repensé pour mieux s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

  Le libre-échange est un choix de conviction pour le Maroc. Est-ce la bonne stratégie au moment où le protectionnisme refait son retour à l’échelon mondial ?

 
– Le Maroc a signé de nombreux accords de libre-échange, dont certains ne lui sont pas particulièrement avantageux. Toutefois, une véritable politique protectionniste n’est pas une option viable pour le pays, en raison de la taille relativement restreinte de son marché intérieur. Avec 37 millions d’habitants et une transition démographique déjà achevée, le Maroc ne pourra jamais s’appuyer sur un marché domestique suffisamment vaste pour compenser la perte d’accès aux marchés étrangers, contrairement à des pays comme l’Inde ou la Chine. Une alternative pertinente consiste à poursuivre une politique de substitution aux importations, qui permettrait de renforcer certaines filières stratégiques sans pour autant se couper du commerce international. Par ailleurs, certains accords de libre-échange, même déficitaires, peuvent se révéler bénéfiques à long terme. Par exemple, l’accord avec la Chine, bien qu’ayant généré un déficit commercial, peut favoriser l’émergence d’industries stratégiques au Maroc, comme celle des batteries électriques. Le Maroc pourrait ainsi adopter une stratégie inspirée des Pays-Bas, qui acceptent un déficit commercial avec la Chine pour mieux dégager des excédents sur d’autres marchés. Enfin, maintenant que la question du Sahara marocain bénéficie d’un soutien international croissant, il est nécessaire de rééquilibrer les processus d’évaluation des accords de libre-échange. Jusqu’ici, certains traités ont été signés davantage pour des raisons diplomatiques que pour des intérêts purement économiques. Dans le contexte actuel de tensions commerciales et de montée du protectionnisme, il devient crucial que les critères économiques priment et que le Maroc veille à ce que chaque accord contribue réellement à sa compétitivité et à son développement industriel.
 

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