Rétro-Verso : « Art déco » ou l’esthétique avant-gardiste de Casablanca

Thème de la 14ème édition des Journées du Patrimoine de Casablanca de Casamémoire, l’architecture Art déco continue d’en éblouir plus d’un. Retour sur ses origines et son élan audacieux qui a façonné le visage de la ville.

Casablanca, métropole vibrante du Royaume, ne se résume pas à ses gratte-ciels modernes ni à la touche occidentale de ses hôtels cossus. Au-delà de ses venelles sinueuses, de ses boulevards effervescents et de ses avenues majestueuses bordées de palmiers, sommeille un joyau architectural insoupçonné. L’allusion est ici faite à l’Art déco, ce courant, à la fois géométrique, stylisé et luxuriant qui incarne un moment charnière de l’histoire urbaine, où se croisent tradition, modernité et empreinte coloniale. Émergeant dans les années 1920, l’Art déco a trouvé à Casablanca un terreau fertile pour s’exprimer, non sans allégresse, transformant la Capitale économique du pays en un laboratoire à ciel ouvert pour les architectes européens de l’entre-deux-guerres.
 
L’urbanisme, une vitrine coloniale
 
À partir de 1912, la Cité blanche devient le principal chantier de l’administration française au Maroc. Henri Prost, urbaniste en chef du Protectorat, conçoit un plan d’aménagement où l’ordre, l’hygiène et la monumentalité deviennent les maîtres-mots. L’idée est, d’emblée, claire: faire de Casablanca la vitrine moderne d’un empire colonial « éclairé », en contraste avec l’image de la médina traditionnelle.
 
Pour commenter ce contexte, l’architecte Rachid Andaloussi nous rappelle que le style Art déco s’est imposé progressivement dans le tissu urbain casablancais : «adapté au climat, le style Art déco s’est graduellement mêlé à l’architecture néo-mauresque déjà en vogue ces années-là. C’est pour cela que les façades blanches, les motifs géométriques inspirés du zellige, les ferronneries stylisées, les bow-windows (ou fenêtres arquées pour rester francophone, ndlr) et les entrées cintrées donnent naissance à une hybridation architecturale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde».
Toujours selon ses mots : «à Casablanca, l’Art déco n’est pas une importation servile, mais une réinvention locale, adapté à la culture et aux traditions marocaines».

Un dialogue stylistique unique

Conçu par Pierre Bousquet en 1919, le Marché Central illustre parfaitement cette symbiose : ses arcades mauresques abritent une structure rationnelle et fonctionnelle, à l’image des halles européennes. A un jet de pierre, sur le boulevard Mohammed V, se succèdent des chefs-d’œuvre qui rendent à l’architecture Art déco toutes ses lettres de noblesse. Citons parmi ces édifices emblématiques la Banque d’État du Maroc, réalisée en 1937 par Edmond Brion, la Wilaya, construite en 1928 par Marius Boyer, ou encore l’immeuble Lévy-Bendayan, véritable totem de l’Art déco avec ses façades striées et ses motifs en cascade, également signé de la main de cet architecte majeur.
 
Marius Boyer, qui signa notamment l’Hôtel Excelsior et la Cinémathèque Vox, fut l’un des artisans majeurs de ce style architectural à Casablanca, car il sut adapter les préceptes de l’Art déco à la lumière crue de l’Atlantique et aux contraintes du béton, alors matériau de choix pour bâtir vite et grand.
 
Dans ce style, les cinémas occupent une place prépondérante, étant de véritables temples de la modernité, surtout si l’on sait qu’ils ont été conçus comme des lieux d’évasion et de lumière. Le cinéma Rialto, conçu par Pierre Jabin et inauguré en 1929, est sans doute le plus emblématique. Sa façade sobre, sa mezzanine intérieure, ses lignes pures : tout y exprime l’élégance et l’esprit de son temps.
Qu’on se le dise sans tabous : à l’époque coloniale, Casablanca comptait près d’une centaine de salles de projection, mais aujourd’hui, très peu ont survécu.

Patrimoine menacé, mémoire vivante

Depuis les années 2000, des voix s’élèvent pour préserver ce patrimoine en danger. Plusieurs associations, comme Casamémoire, se battent pour documenter, restaurer et faire connaître ces joyaux oubliés, car si certains bâtiments ont été restaurés, à l’image de l’immeuble Liberté, premier gratte-ciel d’Afrique du Nord, d’autres sont menacés de démolition ou de défiguration.

Au-delà du patrimoine bâti, certains architectes contemporains puisent encore dans ce vocabulaire. Jean-François Zevaco, actif dans les années 60 et 70, a su réinterpréter l’Art déco avec une touche brutaliste, comme dans sa célèbre fontaine en forme de ballon sise, depuis 1975, en pleine place des Nations Unies. Plus récemment, des projets comme la gare Casa-Port, reconstruite en 2015, cherchent à inscrire Casablanca dans la continuité d’une modernité architecturale locale.
Ainsi, flâner dans Casablanca, c’est lire un livre de pierre et de lumière, où chaque façade, chaque balcon, chaque détail ornemental devient un fragment de mémoire.
 
 

Flashback Mers Sultan, un fleuron architectural et historique
Pendant le Protectorat français au Maroc, le quartier de Mers Sultan constituait la limite sud de la «ville européenne», marquant, ipso facto, la transition entre les quartiers modernes et la médina historique.

Etymologiquement «Mers» signifie «port» tandis que «Sultan» fait référence au Souverain. Ainsi, le nom se traduit par «le port du Sultan», faisant allusion à l’importance historique de cette zone pour le commerce maritime. Dans les années 1910, alors que le protectorat français se mettait en place, l’urbaniste Henri Prost a esquissé les contours d’un quartier promis à un bel avenir. Ses plans vont tout de suite donner corps et âme à une structure urbaine audacieuse et moderne.

Les années 1930 ont, pour leur part, vu une floraison d’immeubles Art déco s’élever dans le ciel marocain. Ces bijoux architecturaux, aux lignes épurées et aux motifs géométriques, semblaient braver le temps, conférant à Mers Sultan une élégance intemporelle. Chaque façade raconte une histoire, chaque balcon résonne d’une mélodie silencieuse de l’entre-deux-guerres.

En 1956, dès l’indépendance du Maroc, Mers Sultan se déploie et se densifie. De nouveaux immeubles plus modernes côtoient leurs aînés Art déco, créant un dialogue architectural entre passé et présent, tradition et modernité.
À l’aube du XXIème siècle, Mers Sultan est confronté à un nouveau défi : préserver son âme tout en embrassant l’avenir.
Aujourd’hui, Mers Sultan est un quartier animé qui allie savamment histoire et modernité. Il accueille des édifices emblématiques comme l’église du Sacré-Cœur et le marché central, témoins de son riche passé, tout en offrant une vie urbaine animée avec des commerces, des cafés et des espaces culturels.

Tour d’horizon : Une visite au gré de l’espace et du temps
Visiter Casablanca aujourd’hui, c’est comme parcourir un musée à ciel ouvert. Le centre-ville regorge d’un nombre impressionnant de bâtiments Art déco. Bien souvent méconnus, parfois mal entretenus, ces édifices restent cependant des témoins précieux de l’Histoire de la ville. Forte de son héritage culturel, cette dernière se distingue par la richesse et la diversité de son architecture en alliant harmonieusement le style mauresque et la touche européenne Art déco, créant une ligne d’horizon singulière.

En effet, que ce soit pour le tourisme ou les affaires, Casablanca offre des panoramas architecturaux variés, témoignant de son passé et de son présent. Ainsi, lors d’une visite guidée en compagnie d’un architecte, telle que celle récemment réalisée par «L’Opinion», l’occasion de découvrir certains des monuments les plus emblématiques de la ville s’offre à nous. Ce parcours, qui nous mène des Habbous à Liberté, nous conduit à travers plusieurs points de repère incontournables, offrant une immersion fascinante dans l’Histoire architecturale de Casablanca.

Non loin de là, le Palais Royal, niché dans le quartier pittoresque des Habous, exhibe la splendeur de ses portes colorées et de son architecture extérieure qui en font un site incontournable.

Après une brève promenade, nous arrivons à l’Immeuble Liberté, conçu par l’architecte Léonard Morandi en 1951. Ce bâtiment, le premier de cette hauteur en Afrique du Nord (78 mètres) témoigne du développement urbain spectaculaire de la ville.

Nous poursuivons notre visite avec l’église Notre-Dame de Lourdes, érigée en 1954 par Achille Dangleterre et l’ingénieur Gaston Zimmer. Cet édifice, au design moderniste européen, contraste magnifiquement avec ses vitraux colorés et ses murs d’un blanc éclatant.

En continuant, nous nous dirigeons vers la Villa des Arts, une majestueuse demeure des années 1930 rénovée par l’architecte et ex-président de Casamémoire, Rachid Andaloussi. Ce bâtiment accueille aujourd’hui des expositions d’art contemporain, faisant le lien entre l’architecture historique et les expressions artistiques modernes.

Nous poursuivons avec la cathédrale du Sacré-Cœur, construite dans les années 1930 et désaffectée deux décennies plus tard. Malgré son abandon, sa silhouette imposante et ses deux clochetons dominent toujours le paysage urbain.

Notre parcours s’achève sur la place Mohammed V, véritable épicentre institutionnel. Entre les édifices à l’inspiration mauresque, la Wilaya et les Cours de justice, et l’audacieuse architecture contemporaine du Grand Théâtre signé Christian de Portzamparc, la place reflète le dialogue entre héritage et modernité. La fontaine emblématique, déplacée lors des travaux, continue d’y jouer son rôle de point de rencontre.

Hôtellerie : Lincoln ou l’épopée d’un écrin Art Déco
L’Histoire de la construction de l’hôtel Lincoln est intimement liée à celle de Casablanca, ville en pleine effervescence au début du XXème siècle. Tout commence en 1916, alors que la ville connaît un boom économique et démographique sans précédent sous le Protectorat français.

 C’est dans ce contexte qu’un riche entrepreneur français, dont le nom s’est perdu dans les méandres de l’Histoire, décide d’investir dans un projet ambitieux : la construction d’un hôtel de luxe qui deviendrait le fleuron de l’hospitalité casablancaise. Le site choisi ad hoc est stratégique, soit au cœur du quartier des affaires en plein développement.
 Les travaux débutent en 1917. La première version de l’hôtel Lincoln, achevée en 1918, laissait paraître un bâtiment assez élégant mais relativement modeste comparé à ce qu’il deviendra plus tard.

 Pendant près de deux décennies, l’hôtel Lincoln accueille une clientèle selecte, devenant rapidement un lieu incontournable de la vie sociale casablancaise. Cependant, avec l’évolution rapide de la ville et les changements de goûts architecturaux, il apparaît bientôt comme dépassé.

 C’est en 1935 qu’intervient un tournant majeur. Les propriétaires de l’hôtel, conscients de la nécessité de moderniser leur établissement, font appel à l’architecte Hubert Bride. Celui-ci propose un projet audacieux : plutôt que de simples rénovations, il suggère une reconstruction presque totale dans le style Art déco alors en vogue.

 Les travaux de cette seconde naissance débutent en 1936. Bride conçoit un édifice spectaculaire, mêlant les influences européennes et les motifs traditionnels marocains. La façade est ornée de motifs géométriques complexes et les balcons en fer forgé tandis que l’intérieur est aménagé avec un luxe raffiné.

 En 1938, le nouvel hôtel Lincoln est inauguré en grande pompe et devient instantanément le symbole du Casablanca moderne, cosmopolite et luxueux.

 Ainsi s’achève l’épopée de la construction de l’hôtel Lincoln, un chantier qui aura duré plus de deux décennies et qui aura vu l’édifice se transformer, à l’image de la ville, d’un simple hôtel en un véritable joyau architectural.

Transition : Une fabuleuse mue urbanistique
A l’image de Casablanca, Mers Sultan dispose d’un paysage urbain hétérogène et hétéroclite à la fois et son patrimoine architectural contribue fortement à sa valorisation territoriale. Ce legs historique est constitué de divers éléments liés à de grands courants architecturaux : Arabo-musulman, Art déco, post-moderne, etc.

Comme nous l’apprend l’architecte et militant culturel Rachid Andaloussi, la mue de ce plan urbanistique s’est faite par paliers successifs et, à quelques rares différences près, c’est dans la vieille Médina que se dressent les édifices qui illustrent le panorama de la Métropole à l’aube du 19ème siècle. Il s’agit des fragments de remparts tels que Bab el Marsa et Sqala, des mosquées Jamaa ould el Hamra et Jamaa el Kebir et du wali Sidi Allal El-Kairouani. Les bâtiments qui attestent du progrès de la ville avant le XXème siècle sont analogues à ceux des villes littorales marocaines comme Azemmour ou El Jadida, et le plus fréquemment à ceux de l’Andalousie atlantique, d’où était issue la majeure partie des résidents étrangers.

Casablanca est également connue par son approche éclectique (l’éclectisme étant une tendance architecturale mêlant plusieurs styles dans une même œuvre, ndlr). Celle-ci se fonde sur l’utilisation de répertoires architecturaux empruntés à l’histoire, notamment au classicisme français du XVIIIème siècle. Ces éléments sont hiérarchisés selon les modes de composition académiques dispensés. Sur le plan symétrique, les constructions sont généralement structurées de manière homogène, qu’il s’agisse d’immeubles d’angle ou d’immeubles d’alignement. Sur le plan vertical, elles se composent d’une base et d’un entablement, parfois prolongés par des superstructures, séparés par une partie médiane rythmée par des colonnes, des pilastres ou de simples encadrements moulurés.

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