La bataille des Trois Rois reste un tournant majeur dans l’Histoire marocaine. Le 4 août 1578, le Royaume fit face à l’invasion avec bravoure. Retour sur une page glorieuse de la souveraineté nationale.
Le 4 août 1578, près de la ville d’El-Ksar El-Kebir, s’est déroulé une bataille décisive pour l’histoire du Royaume et du Portugal. Appelée «Bataille des Trois Rois» en raison de la mort simultanée de trois souverains, (le roi portugais Sébastien Ier, le roi marocain en exil Mohamed Al-Moutawakkil, et le sultan en place Abdelmalek Ier Saâdien) elle illustre la résistance marocaine face à l’ingérence étrangère. L’Europe du XVIe siècle fut secouée par la Renaissance, les conflits religieux et les ambitions coloniales. Le Portugal, riche de ses conquêtes maritimes en Afrique et en Asie, cherchait à affirmer sa domination sur les routes commerciales et les terres africaines. Au Maroc, la dynastie saâdienne, ayant remplacé les Wattassides, était dirigée par les frères Abdelmalek, Ahmed al-Mansour et Abou Marwan Abdallah, dans un contexte de luttes internes. Le roi Sébastien Ier, jeune monarque portugais, catholique fervent et imprégné d’idéaux de croisade, a vu dans l’instabilité marocaine une opportunité d’étendre son influence. Il a, de ce fait, décidé de soutenir Mohamed Al-Moutawakkil, un ancien sultan saâdien déchu par son oncle Abdelmalek. En échange de son aide pour retrouver le trône, Mohamed avait promis à Sébastien une dépendance du Maroc vis-à-vis du Portugal. L’expédition trouva son écho dans un contexte de crise économique au Portugal : le commerce avec les Indes commençait à s’essouffler, et les élites portugaises espéraient relancer l’économie grâce aux richesses de l’Afrique du Nord.
Un pari risqué…
Le 24 juin 1578, Sébastien débarqua à Larache avec une armée de plus de 18.000 hommes, composée de nobles portugais, de mercenaires espagnols, italiens, allemands et même flamands. Le roi refusa de demander l’appui du roi d’Espagne Philippe II, malgré les avertissements de ses conseillers. L’historien espagnol Luis de Camoes nota dans ses lettres qu’il allait vers le Maroc «comme vers un triomphe déjà assuré, ignorant que la terre qu’il foulait était celle des lions». Face à lui, le sultan Abdelmalek Saâdi, malgré une santé déclinante, rassembla une armée de 40.000 hommes.
Ce sultan, formé à Istanbul, était un stratège et diplomate fin. Il écrivit à ses officiers la veille de la bataille que «le sang que nous versons pour cette terre est le prix de notre liberté. Le Maroc ne se livre pas, il se défend», pourrait-on lire dans les Archives Nationales du Royaume.
La bravoure marocaine en acte
À l’aube du 4 août, les deux armées s’affrontèrent près d’Oued el-Makhazine, sur une plaine surchauffée. Dès les premières heures, Abdelmalek, affaibli par la maladie, dirigea les opérations depuis une litière. Malgré son état, il tint son rôle jusqu’à sa mort en pleine bataille. Son frère, Ahmed al-Mansour, prit alors le commandement avec détermination.
La tactique marocaine reposa sur une stratégie d’encerclement et une parfaite connaissance du terrain. L’infanterie portugaise, bien équipée mais mal acclimatée, s’effondra face aux charges des cavaliers marocains. Le roi Sébastien, téméraire mais mal conseillé, se lança dans le combat sans stratégie cohérente et disparut au cours des affrontements. Son corps ne fut jamais retrouvé. Mohamed Al-Moutawakkil, allié des Portugais, mourut noyé en tentant de fuir. La victoire marocaine fut totale. Plus de 8000 soldats portugais furent tués, et 15.000 capturés, parmi lesquels de nombreux nobles. Le Portugal perdit une grande partie de sa jeunesse aristocratique.
Le sultan Ahmed al-Mansour, désormais seul au pouvoir, consolida la dynastie saâdienne. Grâce à la rançon payée pour la libération des prisonniers portugais, il finança de grands projets à Marrakech et entama une politique d’ouverture commerciale. La bataille des Trois Rois hissa le Maroc au rang de puissance maghrébine redoutée.
Le Portugal, lui, entra dans une période de déclin. Deux ans plus tard, en 1580, il fut annexé par l’Espagne et perdit pour un temps son indépendance.
La bataille des Trois Rois resta, donc, un moment fondateur de l’Histoire marocaine. Elle montra comment, face à une invasion étrangère et malgré les divisions internes, le Royaume sut défendre sa souveraineté avec bravoure, stratégie et honneur. Le courage d’Abdelmalek et d’Ahmed al-Mansour demeura un exemple de leadership et de résistance.
Somme toute, pour citer l’historien Ibn Abbad : «Ce jour-là, Al-Maghrib écrivit sa gloire avec la lame de l’épée et l’intelligence des siens».
Houda BELABD
Cette bataille fut un choc militaire autant qu’un tournant politique pour le Maroc, le Portugal et l’Espagne. L’écrasante victoire marocaine mit brutalement fin aux ambitions portugaises d’expansion en Afrique du Nord. Le jeune roi Sébastien Ier mourut sur le champ de bataille sans héritier, provoquant une crise dynastique majeure à Lisbonne. Cette défaite ouvrit la voie à l’union ibérique : deux ans plus tard, en 1580, le roi Philippe II d’Espagne annexa le Portugal et son empire colonial. L’Espagne devenait ainsi l’une des premières puissances mondiales, mais désormais plus prudente dans sa politique marocaine.
Pour le Maroc, cette victoire consolida le pouvoir saâdien et permit au sultan Ahmed al-Mansour, frère et successeur d’Abdelmalek Ier, mort peu après la bataille, de s’imposer comme un souverain respecté dans le monde musulman et redouté en Europe. Al-Mansour sut exploiter diplomatiquement cette victoire : il engagea un jeu d’équilibre entre les deux couronnes ibériques. Il entama des négociations avec Philippe II tout en accueillant favorablement les émissaires portugais cherchant à récupérer les prisonniers de guerre, notamment la noblesse faite captive à Ksar el-Kébir.
Les relations avec le Portugal prirent alors un tour nouveau. Affaibli, le pays cessa ses tentatives militaires contre le Maroc. Les négociations pour la libération des prisonniers durèrent plusieurs années, contre rançon. Le Maroc, lui, en profita pour renforcer sa souveraineté sur les villes côtières et consolider sa position en tant que puissance indépendante. Avec l’Espagne, la prudence prévalut. Philippe II, désormais roi des deux couronnes, évita tout affrontement direct. Ahmed al-Mansour profita de cette neutralité forcée pour développer des relations commerciales avec l’Angleterre et maintenir une diplomatie active avec l’Empire ottoman, sans jamais se soumettre à quiconque. Ainsi, la bataille transforma les équilibres géopolitiques de la région. Le Maroc, grâce à cette victoire, entra dans une période de stabilité relative et de prestige diplomatique.
À la fin du XVIe siècle, le Maroc avait traversé une période de grandes tensions, marquée par des luttes de pouvoir et par la pression croissante des puissances européennes. Le Royaume était alors dirigé par la dynastie saâdienne, qui s’était imposée après avoir écarté les Wattassides, héritiers d’un pouvoir affaibli. Les Saâdiens, originaires du sud du pays, avaient progressivement étendu leur autorité jusqu’à contrôler l’ensemble du territoire. Mais leur règne, bien que consolidé sur le plan militaire, restait fragile face aux ambitions rivales, notamment celles qui émergeaient à l’intérieur même de la famille régnante.
Le sultan Abdelmalek Ier, revenu d’exil après avoir passé plusieurs années à Istanbul, avait accédé au trône dans un contexte tendu. Il avait bénéficié d’un soutien stratégique de l’Empire ottoman, ce qui lui avait permis de reconquérir le pouvoir. Son séjour à Constantinople l’avait profondément marqué. Il en avait rapporté une vision politique et militaire plus structurée, qu’il avait tenté d’appliquer au Maroc. Mais, en dépit de cette ouverture à l’extérieur, Abdelmalek avait défendu avec fermeté l’indépendance du Royaume, refusant toute soumission directe à la Sublime Porte.
La situation politique du pays restait néanmoins instable. L’ancien souverain, Mohammed al-Moutawakkil, neveu d’Abdelmalek, avait refusé d’accepter son éviction. Il s’était réfugié au Portugal, où il avait obtenu l’appui du jeune roi Sébastien Ier, désireux de lancer une campagne militaire en Afrique du Nord.
À cette époque, le Maroc n’était pas unifié de manière homogène. Si le pouvoir central s’était affirmé à Marrakech, d’autres régions conservaient une forte autonomie, notamment à travers des alliances tribales et religieuses. Fès, ancienne capitale, continuait de jouer un rôle spirituel et intellectuel majeur. Les grandes familles de marchands et les oulémas y exerçaient une influence certaine sur les affaires du pays. Marrakech, quant à elle, abritait le pouvoir saâdien et servait de centre politique et militaire. Le sud du Royaume, notamment le Souss et le Draâ, constituait un socle solide pour le commerce transsaharien.
L’économie reposait principalement sur l’agriculture, l’artisanat urbain et les échanges commerciaux. Les caravanes apportaient de l’or, du sel, des tissus et d’autres produits précieux, assurant une relative prospérité malgré l’instabilité politique. Toutefois, les conflits récurrents et la menace de l’invasion européenne perturbaient parfois ces circuits.
C’est dans ce climat de tension, entre pressions internes et menaces extérieures, que se préparait la bataille des Trois Rois qui allait devenir l’expression ultime de la résistance marocaine face à l’ingérence étrangère et un tournant décisif dans l’histoire du Royaume.
Dans l’historiographie espagnole, la défaite portugaise de 1578 face aux forces marocaines est restée une page sombre et fascinante. Appelée la «Batalha los Três Reis» ou «Batalha de Alcácer-Quibir», elle marqua la fin des ambitions coloniales portugaises en Afrique du Nord et renforça durablement la stature du Maroc sur la scène méditerranéenne. Les chroniqueurs espagnols ne cachèrent ni la gravité de l’échec, ni l’efficacité militaire des Marocains. Juan Bautista de Morales, historien du XVIIe siècle, écrivait que «la mort de trois rois en un seul jour, dont un Chrétien, résonna dans toute l’Europe comme une cloche de deuil». Pour les Espagnols, cette bataille révéla une réalité jusqu’ici sous-estimée : la capacité du Maroc à se défendre avec intelligence et organisation contre une puissance européenne. Dans les écrits militaires postérieurs, certains officiers espagnols, comme Francisco de Bobadilla, évoquèrent la bataille avec une certaine lucidité: «l’erreur du roi Sébastien ne fut pas la bravoure, mais l’aveuglement. Le Maroc, uni sous un seul commandement, fit preuve d’un sang-froid que nos armées n’avaient pas anticipé». Cette reconnaissance, bien qu’amère, témoigne d’une admiration inavouée pour la discipline et la stratégie saâdienne.
Sur le plan politique, la conséquence fut immédiate : deux ans après la bataille, l’Espagne annexa le Portugal, entraînant une union dynastique qui dura soixante ans. Mais le souvenir de la bataille resta un frein à toute tentative espagnole d’intervenir directement au Maroc.
La défaite devint également une leçon stratégique. Dans un rapport adressé à la cour de Madrid, un conseiller notait, d’ailleurs, que «le Maroc n’est pas une terre que l’on soumet avec des armes et des prières». Ce ton mesuré résuma l’orientation future de la politique espagnole à l’égard du Royaume.
La bataille fut un séisme dans l’histoire du Portugal. Ce désastre militaire, causé par l’expédition mal préparée du jeune roi Sébastien Ier, marqua à la fois la fin d’une ère impériale et le début d’un traumatisme national durable. Plusieurs chroniqueurs portugais relatèrent les causes de cette défaite. Jerónimo de Mendonça expliquait que «le roi Sébastien s’était refusé à écouter les conseils avisés de ses capitaines», préférant suivre ses élans messianiques plutôt que la prudence militaire. L’armée portugaise, mal acclimatée, exténuée par la chaleur et le manque de ressources, se retrouva encerclée par les forces disciplinées du sultan marocain Abdelmalek, qui, malgré sa maladie, dirigeait la manœuvre avec fermeté. À Lisbonne, l’impact fut immédiat. La mort du roi sans héritier plongea le royaume dans une crise de succession. Le cardinal Henri prit le pouvoir mais, n’ayant pas de descendance non plus, le Portugal fut annexé par Philippe II d’Espagne en 1580. La perte d’indépendance nationale fut interprétée par les écrivains portugais comme la suite logique d’Alcácer-Quibir. «Le Portugal fondé par Dom Afonso Henriques s’était éteint peu après cette bataille», écrivit plus tard l’historien Tarsício Lopes. La défaite entraîna aussi un tournant diplomatique. Le Portugal, désormais sous domination espagnole, adopta une posture prudente. L’on peut, d’ailleurs, lire dans l’historiographie du pays ibérique qu’un conseiller à la cour de Lisbonne écrivait que «le Maroc n’est pas une terre à soumettre par la force, mais à négocier avec respect». Cette phrase reflétait la nouvelle ligne ibérique de l’époque : reconnaître la puissance marocaine et chercher, par le commerce et la diplomatie, à préserver un équilibre plutôt que de nourrir des ambitions coloniales.